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LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE

étaient écrits entièrement en vers, depuis la manchette jusqu’à la signature de l’imprimeur.


Avis important : on s’abonne
Sans jamais souffrir de refus,
En payant cinq francs par personne,
Et par la poste un franc de plus.


On y était généralement plus satirique que rêveur ; cependant quelques poètes y rimaient leurs états d’âme, et ceux-là, par exception, signaient ces épanchemens de leur nom. Je dois dire que, parmi les signatures des Kerambrun, Turin, Langlois, de Léon, Letourneux, Marteville, je n’ai pas trouvé celle que je cherchais. Quelle fut la part de collaboration de Leconte de Lisle au Foyer[1] ? je ne saurais le dire ; les rédacteurs étaient ses amis ; je sais qu’il y écrivit, mais sans doute de ces bagatelles qu’il ne crut pas devoir signer et que, pendant longtemps, il n’aima pas à rappeler[2].

Ce petit Foyer était le moniteur du théâtre de Rennes et ses rédacteurs étaient parmi les plus assidus spectateurs. Le théâtre fut une des premières joies du jeune étudiant.

Est-ce aux auditions de la troupe d’opéra de Rennes qu’il prit cette horreur de la musique que devaient développer encore les répétitions des Érinnyes ? On y jouait les u nouveautés d’alors, » qu’il entendit du moins, dans leur première fraîcheur : la Muette, la Juive, Robert, « toujours une solennité, » dit un chroniqueur, la Dame Blanche, le Postillon, le Serment, le Domino noir, l’Ambassadrice. Les chanteurs y étaient médiocres ; du moins, aux concerts en grande vogue, on entendait d’excellens artistes qui donnaient jusqu’à trois et quatre séances de suite : Stamaty, Delioux, Prudent, les sœurs Milanollo, les romanciers de Latour et Loïsa Puget, M. et Mme Yweins d’Hennin, d’autres encore, tous

  1. Plusieurs écrivent : le Sifflet. Je ne connais aucun journal de ce nom auquel Leconte de Lisle ait collaboré à Rennes.
  2. Pendant longtemps aussi, le maître voulut faire le silence sur ses premiers vers. À une date que je ne saurais préciser, peu de temps, je crois, après son élection à l’Académie, Leconte de Lisle me pria d’intervenir près d’un éditeur et d’un compilateur rennais, qui se proposaient de publier ses vers de jeunesse, pour leur défendre de faire paraître la plaquette projetée. Leconte de Lisle me rappelait souvent cet incident, qui l’amena, me dit-il, à prendre quelques précautions contre des exhumations possibles de ses premiers vers. Depuis, ses idées s’étaient modifiées sur ce point comme sur bien d’autres, et il avait fini par sourire au rappel de ses débuts. Un jour même, comparant ses longs tâtonnemens poétiques aux rapides habiletés de nos jeunes maîtres, il me dit : « Plus j’y pense, mon ami, plus je crois qu’il faut avoir fait de mauvais vers ! »