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Bruyère a cherché à distinguer expressément de la seconde, qu’il a nommée du nom de jargon :

Mon Dieu ! je n’avons pas étugué comme vous
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous…
(Fem. sav. II, 6.)

dit Martine dans les Femmes savantes ; et je sais bien que Bélise s’écrie : « Quel solécisme horrible ! » mais, pour La Bruyère « solécisme » ou « barbarisme, » comme pour Bayle, c’est tout un ; et le « jargon » qu’il a voulu que l’on ne confondît ni avec l’un ni avec l’autre est autre chose encore.

On persiste néanmoins à l’entendre du langage que Molière a mis dans la bouche de Martine elle-même, de quelques-uns de ses valets ou de ses grotesques, de ses paysans, le Lucas de George Dandin, la Mathurine de Don Juan ; et on l’a aussi entendu des patois, du haut allemand ou du languedocien que baragouinent Scapin dans les Fourberies, ou Nérine dans Pourceaugnac. C’est justement ce que La Bruyère s’était efforcé d’éviter. Le « jargon » qu’il se plaint que Molière ait trop souvent employé, c’est le jargon précieux ; c’est le langage conventionnel de la galanterie de son temps ; c’est une espèce d’affectation et de mauvais goût dont Molière n’a jamais pu se défaire entièrement. Relisez, par exemple, les premières scènes de l’Avare, où sans doute on ne prétendra pas que Molière ait voulu tourner en ridicule Elise ni Valère : « Vous repentez-vous de cet engagement, dit Valère, où mes feux ont pu vous contraindre, » et il ajoute : « Ne m’assassinez point par les sensibles coups d’un soupçon outrageux. » Et du même ton, Élise lui répond : « Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser ; je crois que vous m’aimez d’un véritable amour… et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner. » Y a-t-il rien de moins naturel ? Voyez encore ces vers d’Amphitryon, que cependant on est convenu de trouver mieux écrit que les autres pièces en vers :

Votre amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne ;
……….
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de l’hyménée,
Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
(Amphitryon, I, 3.)