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eurent ramenés derrière Dolma-Bagtché, à la route qui monte vers Yldiz, les souverains étaient passés déjà, et les troupes de haie ou d’escorte commençaient à regagner leurs casernes. Nous assistons à leur défilé.

Si l’on veut connaître le nombre et la date des influences européennes qui ont tour à tour présidé à la constitution de l’armée turque, il suffit de considérer la coupe des uniformes et leur ancienneté. Ce régiment de lanciers qui descend les rues, sanglé dans une veste bleue à plastron rouge, le shapska en tête et le pantalon collant, est de façon allemande ; il est vêtu de neuf. Le régiment de chasseurs qui le suit, précédé de ses timbaliers et de ses fifres, tout vert, portant la culotte bouffante dans la botte, la tunique large à poches extérieures, et la toque d’astrakan, semble un régiment russe : ses uniformes sont fanés et montrent aux coutures ces teintes plus claires qui révèlent le printemps de la nature et l’automne de la garde-robe. Plus élimés encore sont ces turcos et ces zouaves, jadis empruntés à l’Islam par la France, rendus par la France aux Ottomans, et leur air loqueteux ne dit que trop combien sont loin les jours de la Crimée et de la Syrie. Le seul costume qui ait vraiment une originalité orientale appartient, ironie des choses, aux Ottomans les plus occidentaux. La garde albanaise, composée de géans, serait superbe sous sa veste, sa culotte et son bonnet de Lainé blanche à soutaches noires, si l’industrie européenne, s’exerçant même ici, n’avait remplacé la chaussure nationale — l’opanké, longue bande de peau qui entoure le pied et s’enroule autour de la jambe, — par de gros souliers et des guêtres basses de cuir jaune. Ainsi ces hommes sauvages qui commencent en demi-dieux finissent en chasseurs de la plaine Saint-Denis. On dirait que l’Amérique même, devenant une puissance militaire, donne ici des modèles : un régiment passe, de couleur poussière, terne de la tête aux pieds, sans un bouton brillant, sans un galon de métal, les cartouches sur la poitrine, le sac attaché bas ; pour les yeux accoutumés aux uniformes actuels, c’est un costume de chasseur plus que de soldat ; mais le soldat a-t-il moins que le chasseur besoin de marcher à l’aise et de cacher sa présence ? Chose remarquable, cette nouveauté a été conseillée par les Allemands, et ils l’expérimentent peut-être sur le Turc pour s’instruire eux-mêmes. En attendant, ils ont donné à toute l’armée ottomane leurs armes, leurs manœuvres, leur rectitude, leur pas et jusqu’à leurs bottes.