Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 150.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la vie du Christ. Et, comme le bonheur dans la vie de l’homme, cette vision de grâce est la plus distante, la plus haute, celle qui occupe le moindre espace : l’horizon est rempli presque tout entier par une colline plus voisine, stérile et pâle, qui, assez basse à l’Orient pour ne pas voiler Bethléem, se relève d’un mouvement continu, monotone, et couvre tout de sa stérilité poudreuse. Sur son penchant, au-dessous de Bethléem, des constructions européennes montrent leurs grands toits de tuiles pâles et leurs fenêtres de fabriques : une colonie allemande se livre à l’industrie dans ce village qu’elle a nommé Berlin. Un moulin le domine qui, nouveau Sans-Souci, tend en vain au vent ses bras immobiles. La jachère se déploie ensuite, maîtresse du sol jusqu’à l’occident où un vaste édifice élève sur la hauteur son corps de logis en retraite entre deux pavillons massifs. Il contient une école professionnelle fondée en 1882 par le P. A. Ratisbonne. Il a arboré les couleurs françaises, et ce sont elles qui d’ici paraissent monter le plus haut dans le ciel. Enfin, en face et tout près de nous, un petit bois d’oliviers couvre une colline qui elle-même a la couleur et la forme allongée de l’olive. Le feuillage pâle des arbres que le soleil frappe de rayons presque perpendiculaires lui renvoie un reflet plus pâle encore, la masse de leurs ramures dessine autour de leurs troncs une ombre noire comme s’ils plongeaient leurs racines dans un humus profond, et ce jeu de la lumière met au centre du paysage une illusion de fertilité. La base de cette olivette et les terrains inférieurs disparaissent aux regards, cachés par la ligne droite des constructions basses qui bordent en face de nous l’autre côté de la rue.

Les terrasses de ces rez-de-chaussée portent une foule enturbanée, debout ou assise à l’orientale. Les spectateurs du premier rang laissent pendre le long du mur leurs jambes bronzées, et leurs babouches font des taches multicolores sur la blancheur crue de la façade passée à la chaux. Au pied du mur, devant des cintres uniformément cerclés de bleu qui donnent accès aux échoppes et aux cafés, une autre foule occupe le trottoir, établie sur de petits tabourets bas, et, dans l’ombre ronde des boutiques, apparaît encore une autre profondeur de turbans, de faces et de corps. Pourquoi cette vue me remet-elle en mémoire deux mots d’Hugo, ces « torchons radieux » dont notre goût se moqua si fort ? Qui se trompait alors, le public ou le poète ? En France, sous notre lumière raisonnable qui éclaire les choses sans les transformer, des