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francs ; mais même cette dernière hypothèse ne suppose pas une taxation bien lourde.

La masse du peuple chinois supporte donc sans mécontentement un gouvernement dont elle sent peu l’action en temps ordinaire, qui ne s’immisce guère dans les affaires du village, de la commune, toujours fortement constituée en Extrême-Orient, qui ne la trouble pas dans ses habitudes millénaires. Très pauvre, ne parvenant à vivre que grâce au travail le plus acharné, elle n’a guère le temps de philosopher et n’a d’ailleurs aucun point de comparaison qui lui permette de juger de la dureté de son sort. Puis la nature conservatrice, patiente et persévérante des Célestes est doublée d’une inépuisable dose de bonne humeur, qui ne se retrouve chez aucun peuple de l’Occident et grâce à laquelle ils supportent allègrement une existence qui apparaîtrait à d’autres comme un effroyable fardeau. Paysans et ouvriers n’ont aucun espoir de voir s’améliorer leur humble condition ; ils ont en perspective une existence de la plus absolue monotonie, passée tout entière à pousser une brouette ou à porter des fardeaux, à faire mouvoir un métier à tisser ou à travailler la terre, sans presque avoir, sauf à quelques jours de fête, un instant de repos, si ce n’est le strict nécessaire pour prendre leurs repas et dormir. Ils n’en paraissent pas moins toujours contens, se plaignent peu, goûtent très vivement les petits plaisirs qu’ils peuvent se procurer et ne paraissent pas s’apercevoir de leurs maux.

Cet esprit de résignation joyeuse fait que les Chinois seraient, malgré leur pauvreté, l’un des peuples les plus satisfaits de leur sort qui soient et l’un des plus heureux par conséquent, s’ils n’étaient exposés de temps à autre à de terribles calamités. Vienne une inondation, une épidémie, une mauvaise récolte, et alors c’est la ruine, la misère, la famine pour des populations entières, dénuées de toute avance, puisque leur travail ne leur a permis d’assurer strictement que le pain quotidien. Il ne se passe pas d’année qu’une portion ou une autre, restreinte ou étendue, du Céleste Empire ne soit affligée de ces maux qui font périr des êtres humains par centaines de mille. Aussi, malgré une très forte natalité, la population n’augmente-t-elle pas. C’est ici que s’applique véritablement la doctrine de Malthus : dans cette société immobile où aucun progrès ne se fait, les hommes tendent à s’accroître en nombre, beaucoup plus vite que les moyens