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que pièce d’Euripide ou de Ménandre, je ne me sens pas trop disposé à leur en vouloir de l’avoir mal écoutée.

Quelle différence avec nos salles de spectacle d’aujourd’hui, si étroitement fermées, éclairées d’une lumière artificielle, dont l’intensité peut être accrue ou diminuée, qu’au besoin on plonge dans les ténèbres, de sorte que, la scène étant seule visible, tous les regards sont bien forcés de se concentrer sur elle, et qu’ainsi rien de ce qu’on y dit ou de ce qu’on y fait n’est perdu pour le spectateur ! Le recueillement où cette obscurité le plonge, l’isolement qu’elle crée autour de lui, la force d’attention qu’elle lui communique, lui permettent de suivre les intrigues les plus compliquées. Au contraire, dans ces théâtres découverts que baigne la lumière, où chacun est à ses voisins un spectacle qui le détourne de celui que lui offre la scène, on ne peut développer devant un public distrait qu’une action simple, claire, qui ne lui demande aucune contention d’esprit, aucun effort d’intelligence, qui ne le dépayse pas trop de ses habitudes et contienne le moins possible de délicatesses trop subtiles, de nouveautés déconcertantes. Et voilà comment un premier aspect de l’édifice peut nous indiquer déjà ce que seront probablement les pièces qu’on y pourra représenter.

Poussons plus loin cette étude. Tournons-nous vers les gradins sur lesquels les spectateurs prenaient place. Le temps les a fort maltraités à Orange, et on a été obligé d’en refaire une partie pour les représentations qu’on y a données dans ces dernières années; mais ils sont mieux conservés ailleurs. À Dougga, par exemple, dans la Tunisie, c’est une merveille de voir ces belles assises de pierre qui montent sans interruption jusqu’au sommet avec leurs précinctions intactes[1] et ces escaliers qui permettaient de circuler partout sans déranger personne ; il n’y manque plus que le portique du haut, qui couronnait l’édifice. La première idée qui vienne à l’esprit quand l’œil se promène du haut en bas de ce qu’on appelait la cavea, c’est qu’il devait être bien difficile à la voix d’un acteur de remplir cette énorme enceinte[2] et de

  1. Les précinctions étaient des paliers qui séparaient les divers étages.
  2. À propos du nombre des spectateurs que contenaient les théâtres anciens, on s’est longtemps contenté de reproduire un document qui remonte à l’époque de Constantin et dans lequel on avait une pleine confiance. Caristie fut le premier, dans son ouvrage sur les Monumens d’Orange, qui fixa des chiffres très inférieurs. Dans ces dernières années, la question a été reprise par M. Hülsen, qui a donné raison à Caristie, et qui a essayé d’expliquer d’où viennent les exagérations des