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Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/12

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En 1858, il ne se souciait plus de braver les combats et les amertumes de l’indépendance ; discipliné, il avait repris la file du parti, avec d’autant moins de peine que nul, par l’âge ni la renommée, ne se trouvait en situation de lui disputer alors d’en devenir un des chefs, sinon le chef unique.

Il nous arrivait resplendissant de ses triomphes et pouvant nous susciter bien des difficultés ; il ne nous en créa aucune. Il considérait un discours au Corps législatif comme une plaidoirie de plus ; la plaidoirie achevée, il fermait le dossier et en ouvrait un autre. De notre côté, nous nous attachâmes à l’entourer d’égards, de déférence, d’admiration, moyennant quoi, avec une bonne grâce constante, il laissa Picard et moi diriger sans encombre la politique commune.

Quel discuteur hors ligne que Picard ! Depuis Dupin l’aîné, il n’a pas existé un improvisateur aussi alerte, aussi dispos, et qui sût donner au sens commun un tour aussi piquant. Il trouvait tout à coup des traits qui eussent enchanté Beaumarchais ; malicieux, non méchant, son projectile, habituellement, éclatait en l’air en bouquet d’étincelles et ne meurtrissait pas. Touchait-il, c’était à fleur de peau ; on ne lui en voulait pas et on riait. Chaque fois qu’il se levait, son bel œil bleu profond et allumé, sa tête forte et ample balançant d’un mouvement abandonné son opulente chevelure blonde, la majorité, quoiqu’elle s’attendît à devenir sa cible, entrait en belle humeur.

En réalité, c’est nous deux qui fûmes les Cinq. Vivant continuellement ensemble, les résolutions se prenaient entre nous dans des causeries ; nous n’en vînmes jamais à une discussion ; avec les nuances de nos caractères, lui critique, moi plutôt admiratif; lui pessimiste, moi optimiste; lui prudent, moi audacieux, nous arrivions à penser de même sur les hommes et sur les choses. Hénon, absorbé par sa botanique, doux, bon, se cabrait parfois sous l’aiguillon des purs, ne nous trouvait pas assez révolutionnaires, mais se rendait vite, et opinait du bonnet. Darimon se plaignait que nous fissions bande à part et que nous ne le consultions pas. Il avait raison : nous appréciions son savoir économique, sa dextérité déplume, et nous avions le sincère désir de vivre avec lui en bonne intelligence. Mais, inquiets de ses rapports fréquens avec le Palais-Royal et de ses accointances avec certains membres de la majorité, nous redoutions ses indiscrétions. Bon diable au demeurant, quoiqu’un peu dénigrant, après avoir murmuré,