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même ce demi-jour dont parle Corneille dans la langue pressentie de Victor Hugo : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. » C’était donc dans le public l’ignorance complète. En vain, les principaux chefs-d’œuvre de l’Europe affluaient au Louvre, ils n’éclairaient pas l’opinion. Les erreurs les plus singulières s’étalent dans les catalogues et leurs supplémens souvent nécessaires à cause de l’arrivée d’œuvres nouvelles. Celui de 1810 classe Rubens, Rembrandt et P. Potter parmi l’école allemande !

Mais cette obscurité, je le répète, se trouva propice aux chercheurs qui allaient expérimenter de nouvelles lumières. On était hors des courans de vérité, mais aussi des préjugés routiniers. Les chemins étaient déblayés.

Pendant la Restauration, ce fut comme une aube nouvelle dont la lueur s’étendit insensiblement jusqu’aux petits centres de province, dont elle dissipa peu à peu la brume épaisse.

On ne se figure pas jusqu’où allait l’ignorance des milieux où se passa mon enfance. Je me souviens, au temps de ma jeunesse, que les bourgeois en étaient encore à cette affirmation qu’ils croyaient flatteuse, lorsqu’on leur montrait un tableau : « Que de coups de pinceau ! » ou à cette question : « Ce qu’il y a de plus difficile, n’est-ce pas le mélange des couleurs ? — Non, répondait un connaisseur, c’est l’écaille du poisson. » Telle était l’idée que se faisaient de l’esthétique des professeurs, des avocats, des médecins. Sauf à Paris, on n’était guère plus avancé dans les grands centres. Partout on admirait le miracle du trompe-l’œil, que les procédés photographiques étaient encore loin d’avoir détrôné. La moindre imitation réussie avait du prestige. Maintenant les enfans eux-mêmes n’y sont plus pris. Ils entrent en plein dans des raffinemens d’art. Ils y perdent d’ailleurs les étonnemens et la joie de trouver par eux-mêmes des expressions imprévues.

Je me souviens qu’à l’âge de huit ou neuf ans, dans mon jardin, par l’ivresse des rayons et des reflets, parmi les papillons, les bourdons et les abeilles et les parfums de réséda, quelle incomparable volupté me prenait rien qu’à essayer le dessin d’une branche de pêcher, lorsque, peu à peu, je voyais apparaître sa forme sous mes doigts. Je sortais à peine de l’enfance lorsque je visitai une exposition à Bruxelles. Mes yeux ne rencontreront jamais plus pareille fête. Je tombai en extase devant des chose» nulles, rien que parce qu’elles me paraissaient naturelles.