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natale. En fils soumis, il y revenait pourtant, à cette triste boutique ! Il attendait, il patientait. Il nous l’a raconté lui-même, à notre table à Courrières, en 1861, et avec quelle verve charmante, mis en train par une vieille bouteille de bourgogne qu’il savourait en délicieux épicurien.

Il avait déclaré à son père sa formelle résolution d’être peintre. A chaque jour de l’an, il lui en faisait la nette déclaration. M. Corot, l’inébranlable négociant, répondait invariablement : « Retourne à ton magasin ! » C’étaient là toutes ses étrennes. Camille retournait à son magasin. Mais un jour, à bout de patience, le bon fils, depuis longtemps majeur, déclara, avec la douceur d’une résolution définitivement prise, qu’il n’y retournerait plus. M. Corot répondit tranquillement : « C’est bien ! je te ferai quinze cents francs de rentes, pas un sou de plus ! » Et il tint parole. Et Corot qui était la charité et la générosité mêmes, il la mille fois prouvé depuis, Corot dont on savait la famille riche, passa longtemps pour un avare lésinant sur les cadres de ses tableaux. Je dis longtemps, car il avait plus de soixante ans lorsqu’il perdit son père que l’entêtement semblait éterniser.

Donc, désormais, il sera pauvre mais libre. A son aise il retourna au Louvre accoutumer ses yeux aux lignes harmonieuses, imprégner son âme à la magie solaire du Débarquement de Cléopâtre ; plus tard, se recueillir devant la pensée plus haute, la poésie épique du Poussin. Je crois ressentir son ravissement à contempler les admirables fonds de Ruth et Booz, de la Terre promise, avec leurs naissans orages accrochés, dans leur agglomération électrique, aux pitons des montagnes encore baignées des lueurs vierges de la création. Il reconnaîtra son ancêtre dans le peintre d’Apollon amoureux de Daphné, ce chef-d’œuvre inachevé, où des groupes de l’âge d’or respirent un divin crépuscule, d’aériens mystères, inconnus auparavant et que le jeune élève n’oubliera jamais. Et il aura son atelier modeste où abriter ses rêves ; d’où il pourra s’échapper à toute heure du jour, pour aller « courtiser la belle dame » (c’est ainsi qu’il appelle courtoisement la nature), la surprendre à son petit lever dans la brume des aurores, dans l’ardeur des midis, et encore dans la mélancolie des couchans vermeils.

Corot fut attiré par l’Italie comme le Poussin dont il retrouva le souvenir vivant, dont il suivit les traces sur cette grave campagne de Rome qui dort dans l’immobilité et le silence, le sommeil