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— Mon petit Théodore, tu as fait là une merveille ! s’exclama-t-il.

— Eh bien ! répondit notre paysagiste, si tu connais un amateur qui veuille y mettre 800 francs, je lui lâche cette toile.

— Tu plaisantes !

— C’est que, vois-tu, j’ai besoin de cette somme.

Troyon se tut, mais de retour chez lui, il prit dans un tiroir huit billets de cent francs, les enveloppa dans une lettre et fit aussitôt porter ce petit paquet à son camarade, par un commissionnaire.

Quelle fut la réponse de Rousseau ?

Il mit sur le dos de l’homme le fameux Givre en lui disant : « Portez cela à M. Troyon. » Ce dernier s’en défendit en vain, il fut forcé de le garder.

Grands artistes, grands cœurs ! O belle époque toute frémissante d’enthousiasme et de générosité !

Nourri des anciens, Rousseau fut dans toute la force du mot un initiateur. Il apporta plus d’élémens nouveaux que Corot lui-même. Sans avoir ni l’un ni l’autre, je le répète, l’absurde prétention de vouloir remettre l’art en question.

Corot, élève du Poussin, avec son goût attique et ses attendrissemens candides, éveille comme les souvenirs d’une enfance qui aurait grandi sur les bords de l’Hissus. Il a des ingénuités d’exécution qui feraient croire à une main inexperte. Ne vous y trompez pas ! Cette main hésitante en apparence obéit à l’esprit le plus sûr, le plus fin. Il a le sentiment des masses, pas un détail superflu. Qu’il file une branche sur un ciel d’argent ; qu’il estompe un mystérieux réduit, qu’il pique une fleurette ; il donne à tout sa juste signification, il mot tout à sa place. Oui, c’est un Athénien attendri par une nervosité moderne. Corot fut un heureux créateur. Il disait lui-même en déroulant ses études, revenu à l’atelier : « Devant la nature je suis un petit garçon, mais ici, je suis le bon Dieu ! » Il fut infaillible et heureux.

Rousseau fut hautain et farouche. J’adore le premier, je préfère le second. Tandis que Corot, toujours alerte, chantonne et, tout en fumant sa pipette, s’épanouit en merveilleux poèmes de fraîcheur et de tendresse, que son extase exulte et s’évapore en efflorescences pures, en symphonies aériennes, Rousseau, dont le cerveau fermente, grisé par les troublans arômes de la terre, trouve une insatiable volupté à fouiller les élémens pour en