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qu’il rendit parfois d’un pinceau un peu triste, un peu noir : mais toujours d’un juste caractère. Des artistes qui l’ont connu m’ont affirmé que parfois son influence a eu de l’action sur J.-F. Millet et sur Rousseau lui-même.

Millet se dessina plus tard avec une grandeur biblique et une sauvagerie particulière. Nous nous occuperons spécialement de lui dans une autre étude.

J’ai connu Cabat, très gentilhomme, d’une correction, d’une douceur, d’une discrétion parfaites. Très fin causeur, pondéré, toujours correct, d’une honnêteté sans reproche, il m’apparaît dans le souvenir comme un des artistes les plus estimables. Telles aussi ses peintures qu’il m’a été donné de voir. Beaucoup de tact et d’équilibre. Mais nulle part, la trace de hardiesses laissant supposer l’évolution qu’on lui attribue. Il est vrai que je ne connais pas le fameux Jardin de Beaujon qui fit sa réputation et dont on m’a dit des merveilles.

Decamps suivit une route à part. Ce fut un grand artiste, aux nobles visions, aux rêves héroïques, aux inspirations dignes de notre illustre poète Leconte de l’Isle. Mais quelle complication inutile dans sa laborieuse exécution ! Lorsque nous évoquons son œuvre, il nous apparaît rocheux, maçonné, crépi, gratté, poncé, ciselé au burin, nageant dans des glacis bitumineux, plein de hasards, grandiose cependant et passionné en dépit de toute cette alchimie de laboratoire dont les inconvéniens s’exagèrent avec le temps. Le premier, parmi nos peintres, il s’inspira de l’Orient, bientôt suivi par Marilhat ; et il prêta aux scènes bibliques une couleur locale vraisemblable. Ses tableaux familiers représentent des scènes de la vie ordinaire française ou turque. Ses paysages historiques passent de l’Ancien Testament aux premiers temps barbares. Sa vie de Samson est d’un caractère âpre et fort ; sa bataille des Cimbres une immense composition, mêlée à perte de vue de figurines qui semblent taillées dans des roches d’agate, mais d’un effet inattendu et épique, avec ces éléphans chargés de tours d’où pleuvent des flèches sur des légions s’entr’égorgeant. Mais ce qui me fait croire que sa vision touche parfois au génie, c’est le souvenir de certains ciels véhémentement glorieux, où l’amoncellement des nuées se traîne en blocs d’airain que traversent les traits ardens d’un soleil tragique et qui rappellent les évocations sublimes du Caïn de Leconte de Lisle.

Il avait 57 ans lorsque, dans la forêt de Fontainebleau, l’écart