Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les peint comme « une race traîtresse de voleurs et de meurtriers, » comme des brutes artificieuses et sanguinaires, qui ne connaissent d’autres vertus cardinales que la saleté, le gaspillage, la fainéantise et le mensonge[1]. Il en tire la conséquence que les blancs font vraiment beaucoup d’honneur à ces sauvages malfaisans et indécrottables en se chargeant de les gouverner, et que, loin de travailler à leur relèvement, ils doivent s’appliquer à ne pas se laisser dégrader eux-mêmes par le contact de ce vil bétail humain.

M. Harvey Brown considère la philanthropie comme un leurre funeste aux colonies et aux colons ; elle serait un fléau, si elle n’était impuissante. « Heureusement, nous dit-il, plus on exhorte l’Européen à tenir les noirs pour ses égaux devant la loi, plus on fortifie en lui les préjugés du sang, et l’esprit de race se change en esprit de caste. C’est ainsi que, par une sage mesure de prévoyance, la nature elle-même pourvoit à la conservation des races supérieures et au maintien de leur suprématie. Si l’abîme qui sépare les barbares des civilisés venait à se combler, les civilisés ne tarderaient pas à déchoir, et les prétentions toujours croissantes des barbares les rendraient insupportables. » M. Brown a eu le plaisir de constater que les fonctionnaires anglais de la Rhodesia partageaient son sentiment et ses défiances, qu’ils ne s’occupaient guère d’améliorer la condition des indigènes ; était-ce leur affaire ? Les colonies de la Couronne pensent avoir des responsabilités morales ; elles s’imaginent que le conquérant a charge d’âmes, que l’intérêt public ne justifie pas toujours les iniquités et les violences ; elles ont à cœur aussi de ne point se brouiller avec les missionnaires, dont elles redoutent les dénonciations et les censures ; elles savent que les missions sont une puissance avec laquelle le gouvernement anglais doit compter. M. Cecil Rhodes n’a jamais compté qu’avec lui-même. Le succès est pour lui la vertu suprême, qui tient lieu de toutes les autres. Ce grand homme d’affaires, si habile à profiter de ses avantages et à mener à bien les entreprises les plus audacieuses, ne se pique point d’être un philanthrope ; il ne s’est jamais piqué que de réussir, et il a réussi au-delà de toute espérance.

Un après-midi de l’automne de 1889, M. Brown, enfermé dans le laboratoire ostéologique du Musée national de Washington, préparait avec une attention recueillie le squelette d’un stercorarius parasiticus, quand le professeur Goode le fit appeler et l’informa que le gouvernement avait résolu d’envoyer une mission scientifique sur la côte occidentale

  1. On the south african Frontier, the adventures and observations of an American in Mashonaland and Matabeland, by William Harvey Brown. Londres, 1899.