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On ne se fait point scrupule d’emprunter aux mœurs locales le système de la responsabilité collective, en vertu duquel tout village où s’est commis un crime ou qu’on soupçonne d’avoir fait bon accueil et fourni des vivres à une bande de brigands est mis hors la loi. Il n’y a peut-être qu’un coupable, les innocens paieront pour lui. Et cependant, comme l’a remarqué M. de Lanessan, ces malheureux villageois sont les premiers à souffrir de la piraterie : « Placés entre l’enclume et le marteau, s’ils refusent aux pirates un asile, des renseignemens, ils sont massacrés sur les ruines de leurs habitations incendiées ; s’ils leur cèdent, ils sont rendus responsables des malfaiteurs, frappés d’amende, décapités ou pendus ou ruinés par l’incendie de leurs maisons et la destruction des récoltes[1]. » Ainsi en usèrent les pionniers, en s’installant dans le pays des Mashonas. Un Anglais ayant été assassiné dans la vallée du Mazoë, et le village où résidait l’assassin n’ayant pas osé le livrer, un corps de volontaires se rendit sur les lieux et, nous dit M. Brown, donna aux indigènes un avant-goût des vengeances que tire l’homme blanc quand on le met en colère.

La plupart des conquérans brutaux et colériques n’ont parlé de leurs mauvais coups qu’avec une extrême discrétion ; quelques-uns en ont fait gloire. Certains agens coloniaux de l’empire allemand ont pris plaisir à initier l’univers à leurs petits secrets. Le fameux Peters s’est vanté d’avoir fait pendre sa concubine et son domestique, massacré les porteurs qui refusaient de le suivre, saccagé les maisons dont les propriétaires lui avaient fait grise mine, « célébré la naissance du Christ en éclairant la nuit de Noël par l’incendie d’un village. » M. Brown ne s’est signalé par aucun exploit de ce genre : je le tiens pour un très galant homme ; mais ses théories sont dures. Il pose en principe que, dans leurs relations avec les races inférieures, les civilisés ont tous les droits et ne sont tenus à rien. Il ne distingue point les sévérités légitimes ou nécessaires d’avec les rigueurs inutiles et les abus de la force.

Les paradoxes ne lui font pas peur : contrairement aux témoignages les plus sérieux, il explique la révolte des Matabélés et des Mashonas, non par les griefs qu’ils pouvaient avoir contre les blancs, mais par l’impolitique douceur avec laquelle on les traitait. Dans les premiers temps, on avait frappé de grands coups, qui produisirent « sur ces intelligences ténébreuses » la plus salutaire impression. Plus tard, on se relâcha, on s’avisa follement de se faire aimer, on gâta les affaires

  1. Principes de colonisation, par J. L. de Lanessan, ancien gouverneur général de l’Indo-Chine, 1897. Félix Alcan, éditeur.