Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Poincaré a pourtant essayé de le faire à force de concessions. Que voulez-vous, a-t-il dit aux radicaux, en échange de M. Barthou ? Demandez et vous recevrez. Les radicaux ont volontiers consenti à tout demander et à tout recevoir, après quoi ils ont conclu quand même qu’ils ne voulaient pas de M. Barthou. Ils avaient gagné à ces négociations de pouvoir se montrer de plus en plus difficiles, et d’amener leurs prétentions au point d’où il faudrait partir ensuite pour traiter de nouveau avec eux. C’était tout bénéfice. Pour faire accepter M. Barthou, M. Poincaré a eu l’idée de s’adresser à M. Léon Bourgeois, le chef nominal du parti radical, qui, comme l’Europe le sait, était occupé à représenter la France à la conférence de la Haye. Il a télégraphié à M. Bourgeois pour lui demander son concours, et pour mettre à sa disposition le portefeuille qui lui conviendrait le mieux. Il lui laissait la liberté absolue de choisir, ce qui était se mettre à sa discrétion, et même un peu sous sa protection. M. Brisson, appelé à la rescousse, a bien voulu insister auprès de M. Bourgeois pour le déterminer à accepter. Rien n’y a fait : M. Bourgeois a répondu, avec une modestie charmante, qu’il avait conscience d’être plus utile à son pays en restant où il était. Il s’abuse peut-être en croyant faire de grandes choses à la Haye, mais il a certainement raison d’estimer qu’il n’en ferait que de petites à Paris. Il aime mieux contribuer à la pacification du monde entier qu’à la satisfaction de son parti, et il s’est refusé, avec une bonne grâce déjà toute diplomatique, aux sollicitations dont il était l’objet. Dès lors, la combinaison projetée n’était plus viable. M. Poincaré a bien demandé à M. Brisson d’y remplacer M. Bourgeois ; mais M. Brisson est malade, et les ménagemens qu’exige sa santé ne lui permettent pas de déployer en ce moment une activité ministérielle. Privé de M. Brisson et ne pouvant pas compter sur M. Bourgeois, M. Poincaré est resté seul avec M. Barthou. Il est allé dire à M. le Président de la République qu’il avait échoué dans sa mission, et n’a pas eu besoin de lui expliquer pourquoi : les faits parlaient tout seuls.

Il faut toujours se donner le spectacle de la bonne foi des partis : c’est une leçon qui, à la vérité, ne sert pas à grand ‘chose, mais qui, si elle n’est pas instructive, est au moins intéressante. Pourquoi M. Poincaré n’a-t-il pas abouti ? Parce qu’il s’est mis, dès le premier jour, entre les mains des radicaux, et que ceux-ci, se voyant maîtres de sa combinaison, ont jugé spirituel et avantageux de la faire avorter. Dès le lendemain, ils ont publié partout que le grand tort de M. Poincaré était d’avoir voulu faire un ministère uniquement avec ses amis. Il aurait dit, d’après eux, qu’il réservait à son parti l’honneur de dénouer