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maître. Guillaume Ier, accablé par l’âge et lié par cette longue habitude dont se réclamait Bismarck, Frédéric III, étouffé par le mal auquel lentement il succombait, s’étaient tus, s’étaient résignés. Mais, du jour où l’inflexible et indomptable personnalité du chancelier devait rencontrer une autre personnalité non moins inflexible, non moins indomptable ; du jour où, dans l’Empire, le Moi impérial de Bismarck allait se heurter à un autre Moi impérial, — impérial de fait autant que de titre, — il fallait que l’un des deux fût brisé, et, quoi que Bismarck en pensât (mais y avait-il jamais pensé avant les derniers mois ? ), il était évident que celui qui serait brisé, c’est celui qui n’avait point pour lui cette immortalité de la puissance humaine, l’hérédité.

Tout à coup, les deux Moi impériaux de l’Empereur et du chancelier se choquèrent, et l’Empire croula sur la tête, l’Allemagne s’abîma sous les pieds de Bismarck. Ouvertement, il se donna l’amère consolation de croire sa retraite un événement si considérable qu’elle ne serait pas moins qu’une révolution de l’Empire et de l’Allemagne. Au dehors, du reste, dans la ville et dans les provinces, l’esprit public lui revenait. Chez nous, toute émotion nationale est une flambée ; là-bas, c’est un feu sous la cendre. Dans le premier moment, on ne s’était rien dit, ou l’on s’était dit seulement qu’il disparaissait une grande ombre ; maintenant on commençait à se dire qu’il était disparu une grande force. Et, peu à peu, les cœurs allemands se ressouvenaient. Le peuple, à présent, défilait devant les fenêtres fermées de cette maison de la Wilhelmstrasse que le chancelier emplissait de son activité prodigieuse, et qui, lorsqu’il l’aurait quittée, semblerait à jamais vide et morte. On lui chantait, quand on l’entrevoyait, des chants patriotiques, et il y avait, quand il passait, des femmes qui jetaient des fleurs en pleurant. Un peuple encore, et des fleurs, et des pleurs, à son départ pour Friedrichsruhe. La gare fut envahie ; du quai vers le wagon, des milliers de mains se tendaient. Lui, colossal dans l’encadrement de la portière, il promenait sur cette foule en rumeur un regard triste, qui disait adieu. Soudain il s’abattit, vaincu, et nerveusement, fiévreusement, il tira les rideaux.

Le voici donc revenu au Sachsenwald : le voici redevenu gentilhomme campagnard, comme en 1837. Mais, dans l’intervalle, un demi-siècle s’est écoulé, et il est devenu, dans l’intervalle, comte, prince, et duc s’il l’eût voulu ; et plus encore : de