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VILLES D’EXTRÊME-ORIENT


Singapour, 30 octobre 1897.

J’ai failli manquer l’arrivée à Singapour. C’est la faute d’une jeune Hollandaise que nous avions à bord, d’une mariée par procuration. Peintre à ses heures, musicienne, journaliste, romancière, cette grande fille rose et blonde, dont la tête semblait toujours avoir crevé plusieurs nuages de dentelles pour émerger à la lumière, venait rejoindre un ancien camarade d’enfance qu’elle n’avait pas revu depuis six ou sept ans et qui depuis un mois se trouvait être son mari. Le charme romanesque de notre voyageuse nous avait divertis des longueurs de la traversée. Elle affectait un esprit positif et fort dégagé des anciennes chimères ; mais les nouvelles l’obsédaient au point qu’elles l’eussent gâtée, si seulement ses yeux avaient été moins limpides et le sourire moins frais sur sa lèvre au sang vif. Quand, du haut de ses théories féministes, elle nous parlait du mariage en demi-connaissance de cause, nous craignions qu’elle ne désirât venger sur son mari futur toutes les femmes outragées depuis des siècles par l’égoïsme de l’homme. Elle entrait dans l’hyménée la balance des droits à la main et la menace du divorce à la bouche. À mesure que les jours s’éteignaient sur la mer, l’image de ce mari quelle venait d’épouser et que sa mémoire ne distinguait plus très nettement inquiétait ses mâles hardiesses. Mais elle se promettait bien de ne point imiter ces folles ingénues que la confiance jette au cou de l’ennemi. Et voici que nous longions la verte Sumatra. Le soleil se levait, et l’archipel où le navire s’engage au sortir du détroit de Malacca éclatait d’une ivresse printanière sur les chaudes et lourdes vagues de la mer des Indes. Ce ne fut que plus tard qu’il me souvint des bois sombres dont les cimes bleuissaient à l’horizon ; des villages étincelant sous les hautes herbes ; des cabanes