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à pilotis qui se miraient, parmi les chevelures des arbres, sur l’eau bleue des baies en fleurs ; des villas où l’aurore, de toutes les fenêtres, souriait dans l’éventail des larges palmes. Je n’avais d’yeux que pour l’étrange fille qui se penchait à l’avant du navire, et dont les dentelles éparses faisaient comme un nid de colombes prêt à s’envoler. Autour de nous glissaient des jonques ventrues, des sampans où grimaçaient d’affreux masques humains, des pirogues et des flottilles de Chinois et de Malais camards. Tout à coup, je la vis agiter ses bras nus et roses de soleil. Sur le quai, devant un grouillement de gestes sombres et d’éclatantes guenilles, un homme en blanc l’avait, lui aussi, reconnue et, la tête découverte, le casque de liège entre les doigts, s’avançait jusqu’au bord même des flots. Ils n’apercevaient encore que leurs silhouettes qui se détachaient avec précision dans le feu clair et subtil du matin. Mais elle devançait de toute son âme la marche ralentie du vaisseau, et ses théories, ses raisonnemens, sa prudence, ses craintes, ses principes catégoriques s’évanouissaient en baisers qu’elle envoyait à pleines mains par-dessus le bastingage. « C’est lui ! Oh, cher, cher ! » Et, songeant qu’il était là, nu-tête, oublieux par amour d’elle du soleil tropical, elle lui cria, avant même qu’il pût entendre sa voix, et d’un ton où se retrouvait toute sa volonté de femme et d’égale : « Couvre-toi, mais couvre-toi donc ! » Et ces baisers, ce rire aux yeux humides, cette allégresse passionnée, ce navire entrant au port avec l’amour à sa proue, et la ville lumineuse couronnée d’une végétation moins grandiose qu’à Ceylan, mais plus hospitalière, où la fraîcheur des teintes matinales donne aux bois sauvages une innocence de vergers mystérieux, et la mer sillonnée de voiles rouges et de bateaux fantasques, c’est là, en vérité, tout ce que j’ai retenu de l’arrivée à Singapour et la plus douce impression que j’en remporte ce soir aux premières étoiles.

J’étais encore trop plein des merveilles de Colombo pour m’étonner du nouveau pays où je pénétrais. Le souvenir de ce que j’avais quitté me saisit sur la route même qui conduit à la ville, une route empourprée, verdoyante, marécageuse, bordée de hameaux pareils aux villages cynghalais. Le quartier européen n’a d’extraordinaire que la grandeur massive de ses banques. La toute-puissance de l’argent s’affirme en ces palais sculptés et brûlans dont le seuil est hanté de tous les peuples de l’univers. Des temples protestans, dont la maigre et sèche architecture se dresse.