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sur la pente des terrasses, et dont les maisons de couleur chauffent paisiblement leur décrépitude et leurs teintes fanées à la lumière du mois de juin. Le sommeil l’a gagnée ; son port s’enlize, ses murs s’écaillent, ses grilles se rouillent, ses pavés verdissent, ses pignons penchent, comme des têtes chenues fatiguées d’entendre une trop vieille histoire. Une nuit, les Chinois s’en emparent : la formidable et silencieuse fourmilière jaune est descendue en longues théories, et le lendemain la ville se réveille chinoise. Oui, représentez-vous telle cité qui vous plaira, Narbonne ou Nice, Carcassonne ou Tarascon, subitement occupée par les fils du Céleste Empire, et vous aurez l’image de Macao. Je dis subitement, car leur invasion semble dater de la nuit. Ils n’ont point démoli pour reconstruire ; ils n’ont ni débaptisé les rues, ni bouleversé les places. L’habitant dormait : ils l’ont porté dehors et se sont couchés dans son lit tout chaud. On ne saurait rêver de plus pacifique conquête. Je n’ignore point que la terre leur appartenait, mais c’est la manière dont ils l’ont reprise qui tient de la fantasmagorie. Depuis l’an 1557, les braves Portugais édifiaient des églises, des couvens, des forts et des casernes, ouvraient des rues, bâtissaient des demeures seigneuriales, et voici qu’aujourd’hui, sans qu’eux-mêmes ils s’expliquent trop bien comment la chose arriva, le Chinois se met aux fenêtres de leurs palais pour voir passer leurs derniers survivans.

D’ailleurs, si l’envahisseur est innombrable, les envahis se comptent. Je crois que Macao, possession portugaise, s’honore de posséder douze Portugais du Portugal, y compris le gouverneur. Les six cents hommes de troupe viennent de Mozambique et de Goa ; et ses quinze cents citoyens, dont la moitié sont avocats, composent l’espèce de métis la plus bizarre du monde. Le nègre, le Chinois et le Brésilien se battent en eux à qui l’emportera, mais, comme le Macaïste n’aime point la bataille, il trouve moyen de concilier la vantardise brésilienne et le fatalisme chinois dans la paresse du nègre. Sa figure se ressent de ces diverses influences : elle est épaisse et d’une couleur qui hésite entre le jaune et le noir. Dès le matin, vous le rencontrez le long des rues, tiré à quatre épingles, luisant et parfumé, cravate éblouissante et bottines vernies. Il porte sur lui toute sa fortune et toute sa garde-robe occidentale. Le même homme, rentré dans sa demeure nue, avale son riz à la chinoise, et, le bol près des lèvres, s’escrime goulûment avec les bâtonnets. Il vendra, pour ne pas mourir de