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les plus farouches. Nos ancêtres ont vu s’écraser le long des routes des troupeaux pareils à cette multitude aquatique et sauvage. Le matin, quand je m’éveille, j’entends la rumeur du camp des Huns, et c’est une « sorcière de Scythie » qui du croc de sa perche immobilise la barque où je descends.

Le soir, l’immense bivouac s’empourpre de rougeurs d’incendie qui se multiplient sur la sombre moire des eaux. On allume à la proue des jonques des feux de bois sec pour cuire le riz. Des jambes enflammées obéissant à leurs corps d’ombre circulent autour de ces brasiers. Le bruit des voix humaines est rayé çà et là du sifflement d’un tison qui éclabousse la rivière de ses rouges étincelles. Puis les flambées s’éteignent ; et, aux lueurs des lanternes que balance l’instabilité du flot, des cercles de bouches goulues engloutissent leurs potées de riz avec la même précipitation que si la trompe de guerre attendait leur dernière gorgée pour sonner le meurtre et le pillage. Et cependant tout est calme. La ville, que dominent les larges tours féodales de ses Monts-de-Piété, étend sur l’insalubre plaine son silence et ses mille tentacules de pieuvre endormie, et le fleuve ne résonnera bientôt que d’une musique éparse de tamtam et d’amour.

On franchit un petit pont gardé par la police chinoise et l’on entre dans la ville. Je dis mal : on s’y engouffre. Je l’ai traversée du nord au sud, de l’est à l’ouest, au pas rapide de mes porteurs ; j’en suis sorti, j’y suis revenu ; j’en ai visité les temples, les palais, les pagodes, le tribunal, la prison, les jardins, les places et les boutiques célèbres ; et chaque fois que j’y ai pénétré le même dégoût m’a soulevé le cœur, et chaque fois que je m’en suis évadé, mes yeux en ont gardé la fatigue d’une éblouissante hallucination. C’est un enfer de splendeur et d’abjection, d’or et de crasse. Elle pue le Moyen Age. Connaissez-vous les vieilles rues de Nice ou de Gênes ? Ses rues sont plus étroites encore. Deux palanquins ne peuvent s’y croiser, et quand ils s’y rencontrent, l’un d’eux est obligé de se garer dans une autre ruelle ou sous l’auvent d’une boutique. Parfois, des nattes tendues d’un toit à l’autre ombragent leurs dalles grasses et leurs rigoles d’où monte une odeur de latrines. Elles enchevêtrent leurs sinuosités, se cassent en tournans brusques, filent en ligne droite éperdument. Qui planerait de haut sur leur foule bigarrée apercevrait comme un formidable nid de reptiles frétillant dans de la vase, du soleil et des pierres. Il y en a qui sont aussi désertes que des mâchicoulis de