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plongent sur des bassins en rocailles, leurs bibliothèques et leurs vérandas de laque et de porcelaine. C’est l’Hécate ou la Phœbé des anciens, car je ne saurais l’appeler par son nom chinois, c’est elle que j’évoquais en foulant les dalles des enceintes sacrées et l’herbe des bosquets sauvages où s’écroulent des yamens et d’où s’élancent des pagodes à neuf étages. Seule la Lune peut rendre à ces solitudes et à ces ruines leur prestige et leur grâce. La cité chinoise a besoin d’elle pour sortir de ses ordures et renaître en beauté. Il lui faut l’ondoiement et l’incertitude d’une lumière amie de l’ombre. J’aurais voulu voir la sorcière des nuits sourire aux pâles lotus du jardin des Lettrés.

Le soleil est impitoyable : il accuse les hideurs de Canton ; il découvre ses plaies purulentes et les échauffe. La plupart des rues commerçantes sont habitées, chacune, d’un corps de métier. On traverse des couloirs gluans et embrasés où la foule se presse entre deux haies de viandes et de poissons saignans. Il n’est point de saleté qui ne flamboie. Des vidangeurs circulent en plein midi portant leurs seaux en balance. Les porcs rôdent à l’ombre des auvens et sur le parvis des temples. Ils sont gras ; ils se sentent des personnages. L’activité du peuple donne le vertige, non qu’elle soit peut-être extraordinaire, mais parce qu’elle s’exerce dans des passages étranglés. Point de perspective. Des milliers d’êtres précipitent leurs pas et confondent leurs haleines le long de corridors fétides. L’énorme ville n’est qu’un multiple cul-de-sac. Comment ces gens-là vivent-ils ? Ils coudoient à chaque pas des ulcères et des lèpres ; ils aspirent la fièvre ; ils boivent le choléra ; cependant ils vivent et ils travaillent. Les ciseleurs de jade sculptent leurs pierres au coin des rues ; mosaïstes, fabricans de lanternes, potiers, ferblantiers, ébénistes, peintres sur porcelaine, ivoiriers, orfèvres, toutes les industries s’évertuent sous les yeux du badaud, et les baguettes d’encens qui fument devant l’autel des ancêtres ou du Génie domestique mêlent la pensée des morts à l’œuvre des vivans. Et cette œuvre est singulièrement patiente et délicate. Le Chinois a des doigts de femme et des fantaisies de gnome. Il met une conscience d’artiste minutieux à fignoler des bijoux puérils et d’absurdes bibelots. Mais il laisse ses monumens tomber en plâtras et les pourritures s’amonceler au seuil des temples. Et pourquoi les dieux seraient-ils plus propres que les hommes ?

On grimpe dans les pagodes par des échelles de meunier, et