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vivans. Certes l’écrivain continuera d’avoir ses détracteurs et ses dévots ; les critiques les plus désintéressés parleront d’elle avec une nuance de sympathie ou d’éloignement, comme on fait aussi bien pour tous ceux qui ont vécu avec intensité et réellement agi. L’impartialité de l’histoire ne saurait être l’indifférence, et l’absolue neutralité n’est qu’une forme du dédain qui s’attache aux êtres neutres. Mais sans doute après un quart de siècle George Sand peut entrer dans l’histoire. Plusieurs épisodes de son existence tourmentée ont été élucidés en ces derniers temps ; beaucoup de lettres sont sorties des archives et des collections particulières ; il en reste d’autres, je le sais, mais qui, pour la plupart sont connues de quelques privilégiés. Tous les élémens sont prêts pour une biographie impartiale. Il se trouve que l’auteur qui vient d’en entreprendre le travail, et qui se couvre discrètement du pseudonyme de Wladimir Karénine, est une femme, que cette femme est une grande dame, que cette grande dame est une Russe. Cela se trouve très bien. En feuilletant les deux premiers volumes de cette biographie copieuse[1], où abondent les citations, les digressions, les réflexions personnelles et les exclamations enthousiastes, on a d’abord le plaisir d’assister à cette série de romans dont se compose la vie de George Sand, romans dont chacun forme un tout et contraste avec les autres ; ensuite on peut mesurer toute l’importance qu’a eue dans l’évolution de la pensée moderne cet accident : l’apparition d’une femme de génie.

Peu d’existences sont mieux faites que celle de George Sand pour tenter le biographe ; tous les êtres qui y ont été mêlés, ceux même qui n’étaient pas des privilégiés de l’esprit ou du cœur, prennent, grâce à ce voisinage exceptionnel, une physionomie nettement accusée et dont le temps fait de plus en plus saillir le relief. Ils nous apparaissent aujourd’hui plus vrais que les héros des livres de l’écrivain ; c’est l’inverse de ce qui se passe d’habitude, les créations imaginaires de l’art rejetant le plus souvent dans l’ombre les épisodes et les êtres de la vie réelle. Aux personnages des romans de George Sand, il manque presque toujours certaines touches brutales sans lesquelles une figure ne parvient pas à s’individualiser ; cela fait que plusieurs s’estompent et que leurs traits s’effacent dans une sorte de brouillard. Ces romans sont d’une composition assez lâche et se dénouent comme ils peuvent. Il y a dans toute cette littérature quelque chose de flottant. Dans la vie de George Sand c’est le contraire qui a lieu ; tout y est net, serré, heurté, tranché.

  1. George Sand. Sa vie et ses œuvres, par Wladimir Karénine, 2 vol. in-8o, (Ollendorff).