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d’idéal. Pourquoi le don juanisme ne serait-il pas pareillement applicable aux deux sexes ? Il explique et il guide la vie amoureuse de George Sand ; et nous la savons occupée aux mêmes expériences que le Don Juan de Musset et que Musset lui-même.

Est-il besoin de remarquer qu’elles aboutissent pour elle aux mêmes désillusions ? Elle n’avait pas eu à se féliciter de l’union régulière ; l’union libre lui apparut à peine supérieure le jour où elle trouva Sandeau dans les bras de quelque blanchisseuse. Elle ne se décourage pas, et après chaque épreuve suivie d’un prompt désenchantement, elle recommence. Pénétrée du paradoxe romantique que tout est grand venant d’une grande âme, elle s’attache de préférence à ceux qui la séduisent par l’éclat de leur esprit. Elle reconnaît bien vite que les grands hommes perdent beaucoup à être vus de près, et qu’il vaut mieux ne pas les aimer. « J’ai des grands hommes plein le dos, passez-moi l’expression. Je voudrais les voir tous dans Plutarque ; là ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, et qu’on n’en parle plus ! Tant qu’ils vivent ils sont méchans, persécutans, fantasques, amers, soupçonneux... » Pour ce qui est du bonheur tant désiré, il refuse décidément de venir. C’est que l’erreur du donjuanisme est toujours la même ; elle consiste à demander aux jouissances sensuelles autre chose que la satisfaction des sens, et à prendre pour le tourment de l’idéal ce qui n’est que l’exigence du tempérament. Aussi rien n’est-il plus bizarre que de voir des personnes, réputées sérieuses, discuter sur la question de savoir qui, de George Sand ou de tel de ses amans, a eu les premiers torts. Qu’importe ? puisque tôt ou tard et de l’un ou de l’autre la lassitude devait venir. D’ailleurs, si on écarte le prestige des grands mots et du décor artistique, quelles basses réalités ! Bel exemple à méditer pour les femmes qui seraient tentées d’imiter George Sand, sans être assurées d’avoir son génie !

Ce qui intéresse l’histoire des lettres c’est qu’à propos de sa situation particulière et de ses expériences personnelles, George Sand fait pénétrer dans le roman des idées qu’on n’y avait pas encore rencontrées. Le point de vue auquel se plaçait l’auteur de Delphine et de Corinne était singulièrement plus étroit puisqu’elle se bornait à envisager la destinée de la femme de génie. De plus, Mme de Staël, qui est ambassadrice et liée à toute la société aristocratique, a des scrupules qui ne sauraient arrêter la fille de Sophie Delaborde. C’est avec celle-ci que la fiction romanesque devient un moyen de développer une thèse, et cette thèse est celle du droit de la femme au bonheur. Si un