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mariage mal assorti compromet le bonheur, qu’on brise ce lien factice par lequel on prétendait enchaîner une liberté vivante. Si l’institution elle-même du mariage est en contradiction avec la nature de notre cœur changeant et de nos volontés débiles, c’est donc qu’il faut réformer l’institution dans un sens plus libéral : « Je ne doute pas, s’écrie le héros de Jacques, que le mariage ne soit aboli si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là et saura assurer l’existence des enfans qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l’un et de l’autre. Jacques ne définit pas ce lien plus humain, plus sacré qui doit remplacer le mariage tout en assurant l’existence des enfans. Et c’est dommage, personne après lui n’ayant réussi à trouver cette définition que lui-même n’apercevait pas clairement. C’est par la révolte sentimentale, c’est dans l’ordre de la passion et dans la question spéciale du mariage que l’auteur d’Indiana, de Valentine et de Jacques commence sa prédication. Ce n’est qu’un commencement. Les Lettres à Marcie indiquent déjà qu’un long chemin a été parcouru. Et dans les romans qui suivront, quand George Sand, gagnée à la politique, rédigera les bulletins du Gouvernement provisoire, c’est l’égalité complète des sexes qu’elle réclamera. Ainsi d’une part George Sand donne le signal du mouvement en mettant la littérature d’imagination au service d’une cause nouvelle ; d’autre part elle pousse elle-même assez loin ses idées pour qu’on y retrouve, dans ce qu’elles ont d’essentiel, les revendications des féministes d’aujourd’hui.

On peut mesurer par là l’influence de ces premiers livres de George Sand et la puissance qu’a eue l’écrivain pour propager certaines doctrines. Inférieure à Balzac pour créer des types durables, elle a été plus habile que lui dans l’expression des idées Ces idées de Lélia semblent aujourd’hui tout à fait banales ; c’est donc qu’elles sont entrées dans le courant des discussions et qu’elles font partie du patrimoine commun ; cela prouve, je ne dis pas leur justesse, mais leur faculté de pénétration. La forme déclamatoire dans laquelle George Sand les a traduites nous est devenue à peu près insupportable ; mais c’est que le jargon romantique a fait place à un autre, plus pédantesque, non moins prétentieux, et qui aura aussi tôt fait de se démoder. Mais l’ébranlement donné aux imaginations est incontestable ; les témoignages en abondent, et celui que nous apporte le nouveau biographe de George Sand n’est pas le moins précieux.

Ce qu’il y a de plus remarquable en effet dans le travail de Wladimir Karénine, ce qui lui donne sa valeur et sa signification, c’est que