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Il le savait, se plaisait à le dire : il aimait ce pays de France comme une seconde patrie.

Dans l’œuvre des hommes d’exception que le philosophe Emerson appelait si justement les hommes représentatifs, et Castelar en était un, il y a toujours deux parts, deux aspects, deux versans. Par un côté, ils symbolisent, ils personnifient une nation ou une race ; mais, par l’autre, ils appartiennent à l’humanité, dont ils servent les fins mystérieuses. Ce dualisme, vous le retrouvez dans tous les écrits, dans tous les discours d’Emilio Castelar. Ce grand Espagnol s’est toujours souvenu qu’il devait (c’étaient ses paroles mêmes) sa part de labeur à l’humanité. Et c’est pourquoi son nom sonore et prestigieux était célèbre, non seulement partout où l’on parle la langue de Cervantes, mais chez tous les peuples qui aspirent à un idéal supérieur de liberté, de bonté, de justice.

En Espagne, il était devenu, — le mot n’est pas trop fort, — une gloire nationale. Ses compatriotes de tous les partis, ceux-là même qui, dans la politique, étaient ses adversaires, et ceux-là même qui affectaient de sourire de son lyrisme, étaient, au fond, très fiers de lui, très fiers de cette renommée immense et universelle. Pour tout dire, on l’aimait ! On savait combien il était respectable par sa droiture, son désintéressement, la pureté de sa vie, la générosité infinie de son cœur. Voilà comment sa mort, il y a deux mois, a été, d’un bout à l’autre de l’Espagne, un grand deuil public. Celui dont tout un peuple suivait le cercueil, le 29 mai, à travers Madrid, ce n’était pas l’ancien tribun, ce n’était pas le Président de l’éphémère République de 1873, ce n’était pas le journaliste qui avait tant écrit, l’orateur qui avait tant discouru, ou plutôt, si j’ose le dire, c’était tout cela, c’était l’homme unique dont la vie entière s’était confondue avec la vie nationale. C’est cette noble existence que je voudrais retracer. J’ai connu Castelar ; j’ai suivi ses travaux durant vingt-cinq années. Il m’avait fait le grand honneur de me conter, de m’expliquer lui-même dans leurs détails les événemens de sa présidence. Je les avais notés presque sous sa dictée ; et aujourd’hui j’éprouve une triste douceur en relisant ces notes où il semble revivre ; je crois revoir son geste, son sourire, son loyal regard ; je crois entendre encore l’accent cordial de sa voix.