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c’était dans les cantines des barrières que ce grand bohème, ce délicat artiste, vraiment corrégien, allumait son beau délire...

A la même époque, nous regardions avec intérêt, aux vitrines des marchands, des toiles d’un artiste qui me semble fort oublié, Adrien Guignet. Il aimait à peindre les bandits dans des paysages à la Salvator Rosa. Il rappelait aussi Descamps par une émotion âpre et fière. Il est mort tout jeune. Son œuvre principale est au château du duc de Luynes, à Dampierre. Guignet était si pauvre qu’il peignit parfois plusieurs tableaux superposés sur la même toile. Mort aussi avant d’avoir donné la mesure de son talent, ce courageux Tabar qui lutta si vaillamment, miné par la phtisie et dont les premiers essais annonçaient un peintre. Sa tête énergique et ravagée rappelait le masque de Géricault. Plein d’ardeur, aimant la gloire, il se débattait entre la misère et la maladie sans se plaindre... Le sort est parfois cruel.

Dans la période qui nous occupe, il y eut comme une stagnation d’attente. On semblait se recueillir et les grands artistes ne se montraient guère. Ingres, P. Delaroche, Robert Fleury, Flandrin, Th. Rousseau se tenaient à l’écart. Français s’attardait en Italie ; J. Dupré cachait ses toiles dans sa solitude de l’Isle-Adam ; Decamps ne présentait que des aquarelles et des fusains ; Meissonier, dont les minuscules tableaux d’un fini extraordinaire, d’une acuité merveilleuse de vision, d’une ingénieuse justesse d’attitudes avaient vivement intéressé le public de 1840, ne prenait plus guère part aux expositions ; Ary Scheffer se recueillait, hésitant en ses scrupules de conscience, abandonnant le romantisme de ses premiers succès, recommençant son éducation d’artiste sous l’influence des stylistes allemands ; Eugène Delacroix, toujours sur la brèche, se compliquait, s’alourdissait en des compositions, multipliant de petites figures sur des paysages toujours dramatiques, mais où ses admirables qualités de coloriste et sa vigueur de touche commençaient à se dissoudre à la poursuite de recherches inquiètes. Ce n’était plus la vaillance de ses magnifiques débuts. Quant à Corot, toujours en progrès, il se prodiguait à chaque salon en œuvres exquises.

Le public suivait curieusement les débuts de la petite école néo-grecque qu’inauguraient d’anciens élèves de P. Delaroche. Ce maître vénéré ayant fermé son atelier, ils avaient suivi celui d’un peintre suisse de naissance, qui fuyait les expositions, s’absorbant dans l’étude de l’antiquité. Je parle de Gleyre, dont la Fuite des