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le plus naturellement vient aux lèvres de M. de Bismarck ; toute proposition, pour lui, implique un commandement.) Le Roi, d’ailleurs, s’y méprend, ainsi que s’y était mépris le général de Prittwitz : ceux qui n’ont « plus d’esprit » qu’après coup ont peine à croire que d’autres, — et c’est proprement ce qui fait l’homme d’État, — aient tout leur esprit sur le coup. — « Après coup, dit le Roi, on a toujours plus d’esprit. Si je convenais de m’être conduit comme un âne, qu’y gagneriez-vous ? Ce n’est pas avec des reproches que vous relèveriez un trône effondré ; pour cela, j’ai besoin de concours, d’assistance efficace, et non de critiques. »

Ici, brusquement les rôles changent, et l’homme faible prend par son faible l’homme fort : par son faible, qui n’est ni ambition, ni vanité vulgaires, mais besoin d’agir, goût de diriger, et certitude intime de réussir ; par son faible, qui est justement le sentiment sans cesse en éveil et comme l’appétit inassouvi de sa force. — Tant d’impuissance l’afflige, mais le surexcite, et l’enfonce de plus en plus dans l’unique pensée qui l’obsède et l’unique volonté qui le possède : il faut que le Roi soit le maître, que quelqu’un le fasse le maître, n’importe comment et coûte que coûte.

Chose étrange à première vue : c’est pour Frédéric-Guillaume IV qu’il y a une Rechtsfrage, que la question se pose en droit ; c’est le Roi lui-même qui s’inquiète de savoir jusqu’où peut aller son droit royal ; pour Bismarck, la question ne se pose qu’en fait, il n’y a qu’une Machtfrage, et le droit royal va jusqu’où va le pouvoir réel, le pouvoir de contrainte du Roi. Or, ce pouvoir réel dépend beaucoup de l’idée qu’on en donne ; aussi, le député de Rathenow s’emporte-t-il contre les ministres à scrupules qui manquent les bonnes occasions et contre ce gouvernement à rênes lâchées, où se devine la femme, conseillère d’atermoiemens et d’adoucissemens. En revanche, comme il se réjouit, quand, par hasard, — un hasard auquel il n’est sans doute pas étranger, — des mesures sont prises qui font sentir non pas seulement une main, mais une poigne ! Ainsi, pour la présentation au Landtag du cabinet formé par le comte Brandenbourg : « On avait réparti dans le Théâtre royal (où siégeait l’assemblée) une trentaine des meilleurs tireurs du bataillon de chasseurs à pied de la garde, de telle façon qu’ils pussent, à un signal donné, apparaître dans la salle et le long des galeries, afin de protéger les ministres par leur feu, qu’on les savait capables de fournir avec