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Au surplus, c’est toute une affaire de savoir quel nom lui donner. « Autrefois, écrit Bismarck avec une ironie mal contenue par le protocole, M, de Tallenay a refusé de se laisser appeler « Monsieur le marquis, » et le simple titre de « Monsieur » ne me semblait pas convenable. Du moment qu’on n’employait pas la forme impersonnelle : « Le soussigné, » force était donc de l’appeler « Monsieur le Ministre, » mais le directeur de la chancellerie fédérale n’élevait-il pas des objections contre « Monsieur le Ministre[1] ? »

Et ce n’est pas une affaire moins grosse que de décider si « la forme de la marge pliée » est, oui ou non, pour la diplomatie française, « le signe caractéristique d’une note. » Il s’en faut de peu que le délégué autrichien, baron Prokesch von Osten, pour avoir fait ses visites d’arrivée et, qui plus est, son entrée à la Diète, en uniforme de lieutenant feld-maréchal, ne fasse craquer la Confédération[2]. Mais le Bund n’est pas moins ébranlé parce que le prédécesseur du baron Prokesch, le comte Thun, au lieu de mettre un uniforme, avait pris l’habitude d’ôter sa redingote. Et enfin il y eut l’incident du cigare. Que dit-on « l’incident ? » Ce fut un événement. L’Autriche fumait en séance ; la Prusse réclama le droit de fumer aussi ; la première fois, elles fumèrent seules. « Les autres représentans trouvèrent la chose si grave qu’ils en référèrent à leurs gouvernemens. Les autorités n’étaient pas pressées ; l’affaire, sans doute, demandait de mûres réflexions, et les deux grandes puissances continuèrent à fumer seules pendant six mois. Puis Schrenk, ambassadeur de Bavière, voulut sauvegarder l’honneur de sa position, et se mit à fumer. Le Saxon Nostitz avait bien envie d’en faire autant, mais n’avait pas encore reçu la permission de son ministre. Cependant, comme le Hanovrien Bothmer se permit un cigare, Nostitz, qui avait des fils dans l’armée d’Autriche, dut s’entendre avec Bechberg et, à la séance suivante, ils sortirent leurs étuis. Les représentans du Wurtemberg et de Darmstadt étaient les seuls récalcitrans, n’étant pas du tout fumeurs ; mais la dignité de leurs États demandait ce sacrifice, et, tout naturellement, à la séance suivante, le Wurtembourgeois tira un cigare ; je le vois encore : c’était quelque chose de long, de mince, de jaune comme de la paille sèche, et il en fuma la moitié comme un encens offert à la patrie !…

  1. Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, t. I, p. 84-86.
  2. Ibid., p. 105. Rapport du 4 février 1853.