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Ainsi donc l’alcool rectifié, l’alcool amené au maximum de pureté industrielle, sur l’innocence de qui l’on avait fondé tant d’espérances, les a trompées. C’est bien lui qui est responsable des désordres de l’alcoolisme. On a gagné quelque chose peut-être, mais certainement bien peu de chose, à sa savante purification. En revanche, on y a beaucoup perdu ; on y a laissé le bouquet, l’arôme, le parfum qui font rechercher les eaux-de-vie, le kirsch, le quetsch, et en général toutes les liqueurs provenant de la distillation des jus de fruit. Cet alcool parfait est sans saveur, il est à la fois brûlant et plat. Le consommateur le rejette. En le débarrassant de produits très toxiques en eux-mêmes, mais presque indifférens à cause de leur faible proportion, on a fait disparaître du même coup les substances qui sont les plus aromatiques, qui flattent le mieux le palais, qui agissent le plus activement sur le goût et l’odorat.

Ces impuretés toxiques, ce furfurol, ces essences assez abondantes pour aromatiser, ne le sont pas assez pour nuire beaucoup. Elles nuisent donc peu, très peu. Ainsi les vins riches, les grands crus, les vieilles eaux-de-vie authentiques, les fameux cognacs d’origine, les fines champagnes réputées, ne sont pas meilleurs pour la santé que les eaux-de-vie communes, que les cognacs d’estaminet. Elles sont un peu plus mauvaises. On le verrait en les faisant agir sur un réactif plus sensible que l’homme, et par une voie d’introduction qui multiplie l’effet. M. Daremberg l’a spirituellement montré. Il a empoisonné plus sûrement un animal avec une dose d’un vin authentique, d’un vieux bordeaux injecté dans les veines, qu’avec une dose plus forte d’un vin commun acheté au litre. Plus riche est le bouquet et la symphonie des saveurs et des arrière-goûts, plus impure est la liqueur au point de vue chimique, et plus suspecte au point de vue hygiénique. Il faut renoncer à la chimère de l’innocuité des liqueurs d’origine naturelle. On ne peut satisfaire la sensualité sans nuire à la santé. Riches ou pauvres sont, à cet égard, logés à la même enseigne.

IV

L’opinion des hygiénistes, des médecins et des moralistes sur l’alcoolisme se résume dans le jugement formulé par Gladstone : « L’alcool est un fléau plus dévastateur que les fléaux historiques,