Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/783

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il avait suivi de fort près, dans son exil, l’élaboration du programme de ces révolutionnaires cosmopolites ; il en signalait avec complaisance les plus effrayans postulats. Il répétait, d’ailleurs, sur tous les tons : « Je ne suis pas internationaliste, yo no lo soy ! » La belle avance, s’il faisait leur jeu ! « Je combats, disait-il, pour qui m’a combattu ; » par où il se croyait sans doute fort magnanime. En réalité, c’était la brebis prenant la défense du loup. Et pourtant il avait l’exemple récent et terrible de la Commune de Paris, où les hommes de l’Internationale venaient de jouer leur rôle, et quel rôle ! Naturellement les socialistes ne lui surent aucun gré de sa générosité chevaleresque. Ils allaient avoir la haute main dans les affreux désordres qui éclataient de toutes parts, à Alcoy, à Valence, à Carthagène, en Andalousie. La République espagnole n’eut pas de pires ennemis.

Je lis dans la préface des écrits apologétiques de M. Pi y Margall cet aveu caractéristique : « Mon passage au pouvoir m’a fait perdre ma tranquillité, mes illusions, ma confiance dans les hommes, qui constituait le fond de mon caractère[1]... » Il me semble que cette simple phrase, dans sa mélancolique sincérité, en dit assez long sur les événemens de 1873 ; elle explique pourquoi les républicains espagnols n’ont pas réussi ; ne cherchez point ailleurs les causes de leur lamentable déroute. Ce qui les a perdus, et avec eux leur république, c’est qu’ils étaient restés de grands naïfs ; c’est qu’ils ne savaient rien des affaires, rien des hommes, tels qu’ils sont. Cependant MM. Castelar, Salmeron et Pi y Margall n’étaient plus des jeunes gens ; mais ils avaient vécu renfermés dans la tour d’ivoire de leurs songes, idéologues insoucians de la réalité, logiciens dédaigneux de l’expérience, ne faisant état que de leurs théories, qu’ils fondaient, non sur l’étude des faits, mais sur des conceptions abstraites, et, selon l’image si juste du philosophe anglais, tirant tout d’eux-mêmes, comme l’araignée le fil dont elle tisse sa toile... Il leur suffisait que le principe d’une réforme fût vrai a priori. Était-il applicable ? Le remède ne serait-il pas plus funeste que le mal qu’il devait guérir ? Ces honnêtes doctrinaires n’y songeaient même pas. L’axiome était conforme à la pure raison ; ils le tenaient dès lors pour article de foi, et le prêchaient aux multitudes, sans s’inquiéter

  1. La Republica de 1873. Apuntes para escribir su historia. Libro primero. Vindicacion del autor.