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se donnait un moment de repos, c’était pour marcher de long en large dans sa chambre, parlant à voix haute, le cerveau sans cesse en travail. À ce point étrangère d’ailleurs à la vie pratique, qu’elle était incapable de s’acheter une robe sans la présence de Woldemar. A la longue, ce dernier se fatigua d’une complaisance si mal récompensée, et finit par demeurer éloigné de Berlin la plupart du temps. »

Au printemps de 1871, Sonia dut toutefois interrompre cette existence austère pour courir à Paris, auprès de sa sœur Aniouta. Celle-ci s’était éprise d’une passion romanesque pour un insurgé de la Commune, qui se trouvait emprisonné et en danger de mort. Le général Kroukowsky lui-même fut appelé en France, et, par une décision inattendue, qui montre quel chemin avaient fait les pères pour se rapprocher des enfans dans la Russie contemporaine, il approuva, admira même sa fille aînée, favorisa la fuite du révolutionnaire parisien et l’accepta pour gendre.

Sonia reprit alors ses études, et, en 1874, subit avec une rare distinction les épreuves du doctorat à l’Université de Göttingue. À ce moment, profondément épuisée par la tension cérébrale qu’elle s’était si longtemps imposée, elle retourna dans son pays natal pour y chercher quelque repos. Elle eut bientôt la douleur d’y perdre son père, et ce deuil profond rapprocha enfin, après sept années de mariage, les deux époux fictifs. Sonia eut une fille, et pour un instant son existence sembla vouloir prendre un cours normal. Mais le jeune ménage commit l’imprudence de se jeter à corps perdu dans les spéculations hasardées qui marquaient l’éveil de la Russie industrielle : après quelques succès éphémères, la ruine ne tarda pas à venir, complète et irrémédiable. Woldemar s’efforça de soutenir les siens en enseignant à Moscou la paléontologie, qu’il avait étudiée en Allemagne ; mais ayant encore une fois tenté la fortune par les moyens les plus osés, il subit un dernier échec et se tua. Ce fut peu après cette nouvelle secousse dans son existence agitée que Sonia, réduite à se créer des ressources au moyen de sa renommée scientifique, accepta une chaire de mathématiques à l’Université nouvelle de Stockholm.

Ici, Mme Marholm triomphe d’avance, et taille sa plume la plus aiguisée contre ses ennemis. Elle attribue en effet les tristesses qui remplirent les dernières années de Mme Kowalewska au milieu ingrat dans lequel il lui fallut vivre désormais. « A Stockholm, dit-elle, s’étalait dans son plein épanouissement un mouvement