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l’attendait sans doute quelque part, sur cette planète ou sur une autre. »

Par la suite, Mme Kowalewska s’éprit encore d’un cousin du mari qu’elle avait perdu. Mais cet ami fidèle, galant homme et tout disposé à l’épouser, ne répondait pas cependant comme elle l’eût désiré à la soif d’affection passionnée qui brûlait ce cœur solitaire. Il avait trop goûté de l’existence facile et décousue d’un garçon riche et indépendant : il était trop sceptique, trop expérimenté en amour. Sonia ne pouvait vivre sans lui, et ne pouvait se résoudre à en faire son époux. Aussi, malgré le triomphe scientifique qu’elle remporta en 1888, lorsqu’elle vint à Paris recevoir de l’Académie des sciences le prix Bordin, la plus haute récompense mathématique dont dispose l’Institut, et qu’on n’avait jamais décernée à une femme, malgré la renommée éclatante que lui assurait cette distinction exceptionnelle, Mme Kowalewska sentit de jour en jour son humeur s’assombrir. Mme Marholm assure une fois de plus que le séjour de Stockholm, la vie mesquine de coterie qui lui fut imposée dans la capitale du féminisme, la désapprobation que rencontrèrent ses aspirations sentimentales dans le cercle étroit d’une société restreinte, et amie des commérages, achevèrent d’user ses forces, et de détendre en elle le ressort vital. A l’avis de son entourage émancipé, elle avait été mise au monde pour servir d’exemple et de sujet d’édification à ses sœurs intellectuelles. Et voilà que, par ses allures romanesques, elle semblait désavouer, dans sa maturité, les maximes de sa jeunesse. « Le silence se fit autour d’elle dans la confrérie offensée. »

Mme Marholm est même disposée à croire que l’aspect seul de son entourage était une torture pour Sonia. En effet, Mme Kowalewska ne fut jamais jolie : sa tête, si puissamment douée, était trop forte pour un corps enfantin. Ses cheveux coupés courts sur son front proéminent, ses yeux myopes et vert clair lui donnaient une physionomie originale, mais sans grâce féminine. A trente ans, elle était d’ailleurs entièrement fanée par ses excès de travail. On l’eût prise pour une vieille femme, bien qu’elle recourût alors aux artifices de la toilette, fort négligée par elle jusque-là ; mais elle n’apporta jamais un goût sûr dans cette délicate matière. « En Suède, parmi ces créatures blondes, élancées comme les sapins de leurs forêts, son extérieur lui pesait plus qu’en Russie, ou même dans ce Paris, si ardemment désiré.