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chefs deux jeunes fils de caïds, Chayb et Adda, deux Chaàmbas, dont la race se trahit par un singulier mélange de fierté et de servilité. Tout ce monde est monté sur des chameaux touaregs, hérissés de fusils, de pistolets, de sabres et de poignards. Ils nous défendront contre les pillards s’ils ne nous pillent point.

Le guide mérite une mention spéciale. Le cheikh Ben-Bou-Djema, qui est peut-être le meilleur routier du désert, a été en 1881 un des guides de Flatters. Véhémentement soupçonné d’avoir trahi son chef et de s’être enrichi du prix de sa trahison, il passa devant un Conseil de guerre qui, ne pouvant relever contre lui aucune preuve décisive, l’acquitta. Depuis le cheikh, très riche, et très honoré, a fait montre pour la France, qui lui garantit cette fortune et cette considération, d’une fidélité à toute épreuve. On ne peut être en de meilleures mains qu’en celles de cet ancien bandit ; connaissant intimement tous les écumeurs du désert, il est plus qu’un autre capable de sauver, par sa diplomatie, les vies pour lesquelles il ne risquerait pas la sienne. M, Hugues Le Roux, qu’il a conduit de Géryville à Ouargla, n’a eu qu’à se louer de ses services. Très agréable d’ailleurs, ce forban ; empressé, obligeant, un peu servile même, industrieux au possible, plus travailleur que ses congénères, il fait volontiers tous les métiers et vaut dix hommes à lui tout seul, et il serait le plus précieux des compagnons s’il savait le français. Au reste, nos gens ne parlent que l’arabe, à l’exception d’Abdallah.


Lentement, lourdement, pesamment, la caravane défile, toute la matinée, à travers le chott, qui flambe muet, affaissé sous le soleil déjà brûlant. Des mirages dansent à l’horizon. Ouargla et ses verdures ont sombré dans les lointains ; autour de nous il n’y a que des étendues indéterminées, des espaces informes, une indécise lumière incolore, où ciel et terre se confondent en un grand éblouissement.

C’est avec bonheur que nous sortons vers midi de cette dépression étouffante pour gravir les premières pentes du plateau ; on s’y arrête pour le déjeuner, à l’abri d’un tapis posé sur quatre fusils plantés en terre. De là, au-dessous de nous, très loin, nous découvrons Ouargla, petite île verte perdue dans l’immensité fauve. Et c’est avec un serrement de cœur que nous disons adieu aux arbres : nous n’en verrons plus pendant des jours.