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nous en sommes rassasiés, et nous évoquons mélancoliquement l’atmosphère sèche et brûlante et les larges horizons transparens du désert.

Autour de nous, c’est une désolation, une grande désolation grise, des étendues vagues sous un ciel morne où galopent de sombres nuées. La mer crépite sous la pluie, des souffles passent, très froids, des masses d’eau flottent sur le navire, avec de grands clapotemens, de grands ruissellemens de liquide et d’écume. Enveloppés de brume, nous ne voyons rien, et une inquiétude irraisonnée nous saisit de nous sentir perdus dans ce petit coin noir, au crépuscule d’hiver, au milieu de toutes ces choses molles qui nous entourent.

Triste dîner dans le salon désert. Tout le monde est malade ou à peu près, et autour de la table, nous ne sommes que cinq : le capitaine, le médecin du bord, un colonel, qui revient de Biskra, et nous. Triste conversation aussi autour de cette table qui danse, sous ces lumières qui oscillent, dans le sifflement du vent et le bruit monotone de la pluie et des larges abats d’eau. Le capitaine est préoccupé, le médecin silencieux, et le colonel raconte la navrante odyssée d’un jeune homme qui a voulu comme nous, dans ce dernier été brûlant, gagner Ouargla, qui a dû rebrousser chemin sous les attaques de la fièvre, et qui est rentré à Biskra, où il est mort.

Autour de nous, dehors, c’est la nuit, la nuit noire et épaisse, le vent soufflant largement dans les espaces vides, la mer soulevée en montagnes, qui s’écroulent avec grand fracas, la pluie, le froid, les brouillards du Nord.

Demain, ce sera Marseille ; après-demain, Paris et sa vie banale. Et notre joie de rentrer est troublée par la prescience de nos regrets futurs, de la nostalgie de la lumière à laquelle on n’échappe pas, du mal du désert qui nous a pris l’âme, de l’inconsolable douleur que traînent les vieux amoureux qui ont perdu ce qu’ils aimaient.


PAUL PRIVAT-DESCHANEL.