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la plus pittoresque et sans doute la plus vraie, M. de Rochambeau ne parlait que de faits de guerre, manœuvrait et prenait des dispositions militaires dans la plaine, dans la chambre, sur la table, sur votre tabatière si vous la tiriez de votre poche. Exclusivement plein de son métier, il l’entendait à merveille. » Tel était, ou plutôt tel avait été le Rochambeau de la campagne d’Amérique ; malheureusement, depuis dix ans, le temps avait fait son œuvre, et les infirmités avaient enlevé à ce corps autrefois robuste la plus grande partie de son activité. Son esprit, également, frappé de l’effondrement successif de toutes les institutions, s’était, non pas affaibli, mais aigri. Valétudinaire, découragé, n’ayant sous le rapport militaire aucune confiance dans les bataillons de nouvelle levée qui composaient un tiers de son armée, c’était encore un nom glorieux, mais ce n’était plus guère que cela. Il était encore très capable de donner des conseils ; il pouvait concevoir un plan méthodique et rationnel ; il n’était guère en état de l’exécuter, pour peu que ce plan exigeât de l’activité et de l’audace.

Le maréchal Luckner était tout le contraire de Rochambeau. Plus âgé que son collègue de trois années, Luckner jouissait, à soixante-dix ans, d’une santé robuste, demeurait sans fatigue dix heures en selle, eût fait à pied, sans souffler, une étape de vingt kilomètres. Malheureusement, le moral et surtout l’intelligence n’étaient point au niveau de ces aptitudes physiques. Sans doute, il jouissait alors en France, où l’on s’engoue volontiers des inconnus, d’une réputation de tacticien consommé ; en réalité, ce soldat « demi-abruti, comme le dit Mme Roland, sans esprit, sans caractère, sentant le vin, » était infiniment inférieur à Rochambeau et n’avait jamais été son égal.

A côté de ces deux hommes, parvenus l’un et l’autre au déclin, Lafayette encore populaire, la tête ceinte de l’auréole que donne la jeunesse unie à l’expérience, doué de toutes les qualités extérieures qui impressionnent les foules et facilitent l’exercice du commandement, demeurait la seule personnalité en état de remplir effectivement et utilement sa tâche.

Rochambeau, avec une lucidité d’esprit et un renoncement qui ne sont point communs, comprit cette situation et l’accepta franchement ; Luckner, nature vulgaire, s’y résigna, séduit et subjugué par l’ascendant de Lafayette. D’ailleurs, la soi-disant capacité de Luckner ne pouvait faire illusion que de loin, que de