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qu’il avait envisagé surtout la faiblesse des chefs du mouvement, des dirigeans tels que Van der Noot ou Van Eupen ; mais il avait toujours cru à l’existence d’un sentiment de révolte dans le peuple et, en admettant que ce sentiment ne fût pas aussi caractérisé en Belgique que dans l’évêché de Liège, il n’était pas moins possible, pas moins politique d’en tenir compte, de s’en servir. En ce qui concernait la désertion autrichienne, la proposition de Biron lui causa une joie profonde et lui apparut comme signalant un fait d’importance capitale. Il s’y rallia instantanément, avec passion, et répondit le jour même à Biron, lui demandant non seulement d’accueillir sans différer les déserteurs qui se présenteraient, mais « de les envoyer à Paris où leur promenade ferait un beaucoup meilleur effet que la promenade des Châteauvieux[1]. » Dans une autre lettre sur le même sujet, il disait encore : « Préparez la désertion autrichienne, et sous peu de temps, nous lâcherons la bride à ce moyen d’effrayer le « jeune homme[2]. » Si nous pouvions avoir un corps entier tout armé, tout vêtu, nous lui ferions une entrée triomphale à Paris comme aux Châteauvieux et cela ferait un bien autre effet. »

Lauzun avait, en réalité, mis en avant cette histoire de déserteurs autrichiens comme un appât destiné à amorcer Dumouriez, à l’amener à l’idée de l’offensive pour l’armée du Nord. Cette modification au plan stratégique de Rochambeau demeurait pour lui la question principale, la désertion des troupes autrichiennes étant l’accessoire. Mais c’était le contraire qui se passait dans l’esprit de Dumouriez, et ce qui l’avait frappé le plus dans les dépêches de Lauzun, c’était précisément cette question de déserteurs. Ce qu’apercevait le ministre, dans la situation que lui faisait entrevoir son correspondant, c’était bien moins le fait lui-même que la portée morale qu’il pouvait avoir, que les conséquences dont il pouvait être l’origine pour l’avenir de la Révolution. Les Belges révoltés, donnant tout d’un coup la main aux soldats autrichiens leurs oppresseurs ; les uns et les autres franchissant ensemble la frontière en abandonnant, ceux-ci leur sol national, ceux-là leur drapeau, et venant côte à côte se ranger

  1. Nous rappelons ici que les soldats suisses du régiment de Châteauvieux, condamnés aux galères à la suite de la révolte de Nancy (août 1790), venaient d’être graciés et ramenés à Paris. Il y eut au sujet de leur délivrance et de leur retour une fête populaire (15 août), dans laquelle ces criminels furent promenés triomphalement dans les rues principales de la capitale.
  2. François II, qui venait d’être élu empereur à 24 ans.