Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 154.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exécuté ce grand projet, sinon vers 1880, du moins vers 1890, et que le travail eût été terminé en 1899, on peut être certain que l’incident de Fachoda n’eût pas pu se produire. Notre ligne ferrée, de Philippeville ou d’Alger aux environs du lac Tchad, eût pu porter en quelques semaines 12 000 ou 15 000 hommes, tirés de notre armée d’Afrique, sur la frontière du Sokoto et du Bornou, pays auxquels la Grande Bretagne attache avec raison beaucoup de prix. Ce n’est plus sur mer, c’est sur terre que nous eussions eu à nous mesurer avec la Grande-Bretagne, et nous eussions disposé de toutes les ressources qu’aurait eues disponibles notre armée d’Afrique qui compte plus de 60 000 hommes, de tous les approvisionnemens en blé, en vin, en bétail, en fourrages, en fer et en plomb, que possèdent l’Algérie et la Tunisie qui sont parmi les plus grandes exportatrices qu’il y ait au monde de tous ces produits.

La Grande-Bretagne eût alors baissé le ton ; elle eût discuté paisiblement et raisonnablement avec nous, sur un pied d’égalité, les choses d’Afrique, comme elle discute aujourd’hui avec la Russie, sans airs comminatoires, les choses de Chine. C’est que, pour pouvoir causer librement avec l’Angleterre, il faut pouvoir l’aborder non pas sur mer, mais sur terre. Le chemin de fer transsaharien, dans un cas quelconque de conflit avec la Grande-Bretagne, nous donnerait des gages, le Sokoto, le Bornou, même les contrées anglaises de la Boucle du Niger et peut-être aussi le Bahr-el-Ghazal. Avec cette voie ferrée, nous aurions une prédominance manifeste sur quelque puissance européenne que ce soit, dans toute l’Afrique du nord et du centre. Bien plus, le grand instrument de protection de notre empire colonial, non seulement sur le continent africain, mais dans le monde entier, ce ne doit être et ce ne peut être que le chemin de fer transsaharien. Si nous avons à défendre Madagascar, le Tonkin ou nos intérêts au Siam et en Chine, c’est avec le Transsaharien et dans l’Afrique centrale que nous y arriverons, parce que, là, nous avons des gages qu’il nous serait aisé de saisir et que nous ne rendrions que contre des compensations ou des restitutions équitables.

Qu’on ne se méprenne pas, d’ailleurs, sur nos intentions ; toute pensée de guerre agressive, toute idée même de jalousie à l’endroit de la Grande-Bretagne est très éloignée de notre esprit. A aucun degré nous ne sommes anglophobe ; nous serions plutôt anglophile ; nous ne rêvons aucunement de dérober aux Anglais