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ne connaissait : l’un, âgé d’une vingtaine d’années, l’œil gai, le geste abondant ; l’autre, approchant de la trentaine, timide et quelque peu gauche. Bocage ne nomma que celui-ci : « M. Ponsard, l’auteur de Lucrèce. » L’autre était Charles Reynaud, dont nous aurons, tout à l’heure, l’occasion de parler.

La lecture commença. Il faut croire qu’elle fit impression, car à peine Bocage venait-il de poser sur sa table le dernier feuillet du manuscrit que Lamartine se levait en s’écriant : « Nous n’oublierons pas cette lecture ! (le que nous venons d’entendre est l’œuvre d’un vrai poète ! Cette œuvre marque une date ! C’est une jeune génération qui nous arrive, avec un esprit nouveau ! La France grandit, messieurs ! »

Lamartine ne se trompait pas, au moins en ce qui concernait Lucrèce. Que la première représentation de cette tragédie ait « marqué une date » dans l’histoire de notre littérature dramatique, c’est ce que tout le monde sait aujourd’hui encore. Mais c’est à cela que se borne, ou peu s’en faut, tout ce que la majorité du public connaît de ces débuts d’une œuvre qui, durant des années, a passionné l’opinion à Paris et dans la France entière ; qui a soulevé des polémiques aussi vives, peut-être, que celles qu’avait naguère soulevées Hernani ; et dont Alfred de Musset disait, au nom de toute l’école romantique : « Nous aurons à nous venger de cet affront ; » ce qui ne devait pas empêcher le même Musset de dire, sept ans plus tard, en sortant de la représentation d’une autre tragédie de Ponsard : « Avouons qu’un pareil langage ne s’était plus entendu au théâtre depuis Corneille ! »

Ou plutôt : là ne se borne pas ce que l’on croit savoir aujourd’hui de la représentation de Lucrèce. On croit savoir encore, on répète, on imprime couramment que le succès triomphal de Lucrèce aurait contribué à l’échec des Burgraves de Victor Hugo, et aussi que Lucrèce a été la première manifestation d’une école nouvelle, « l’école du bon sens, » directement opposée au romantisme, et ayant pour caractère général le retour aux vieilles formules de la tragédie classique, — mais avec un style plus plat et un fond de sentimens plus bourgeois.

Le seul malheur est que ni l’une ni l’autre de ces deux affirmations n’a le moindre rapport avec la réalité. Le succès de Lucrèce n’a pas pu contribuer à l’échec des Burgraves, puisque le drame de Victor Hugo a été représenté avant la tragédie de Ponsard : tout au plus pourrait-on dire que c’est l’échec des Burgraves qui, par