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sévère, François, pour se consoler, avait pris son fusil, sifflé ses chiens, et était descendu sur la rive du Rhône. Mais il n’était pas en humeur de chasser. Assis à l’ombre d’une saulaie, suivant du regard le cours de l’eau, il rêvait à la tragédie achevée et à d’autres tragédies possibles, lorsqu’un coup de feu retentit près de lui, et une superbe sarcelle s’abattit à ses pieds. Quelques secondes plus tard, un chien griffon se frayait un passage à travers les ronces, et Ponsard voyait se dresser devant lui un jeune homme d’élégante tournure, en costume de chasse. L’inconnu avait à peine une vingtaine d’années. « Pardon, monsieur, dit-il fort poliment à Ponsard, veuillez m’excuser d’avoir troublé votre repos ou votre rêverie. » Mon père répondit sur le même ton, et l’on se mit à chasser côte à côte. A la fin de la journée, les deux jeunes gens étaient amis intimes. L’élégant chasseur, Charles Reynaud, avait appris à Ponsard qu’il était Viennois, lui aussi, mais qu’il demeurait à Paris et s’y occupait de littérature. Ponsard, en échange, lui avait raconté ses ennuis, ses désirs, et avait fini par lui avouer Lucrèce. Le lendemain il lisait la pièce, et Reynaud, enthousiaste, la proclamait un chef-d’œuvre. « A Paris ! à Paris ! » répétait-il à son nouvel ami ; « A Paris, à Paris ! » redisait-on chez les Timon, où Lucrèce était également appréciée à sa valeur. Mais François ne pouvait partir sans le consentement de son père, et jamais celui-ci ne consentirait à une telle folie.

C’est alors que Reynaud proposa un plan de bataille aussitôt adopté. Il irait seul à Paris, mais il emporterait avec lui le précieux manuscrit. Si la pièce était refusée, l’amour-propre de Reynaud n’en subirait aucune atteinte, et il y avait vraiment peu de chances que le bruit de l’échec dût jamais parvenir aux oreilles de maître Hercule Ponsard, ni à celles de M. le président du tribunal de Vienne. Si au contraire la pièce était reçue, le jeune poète pouvait dire adieu à M. le président et venir tranquillement à Paris pour y cueillir ses lauriers.

Aussitôt rentré à Paris, Reynaud s’en va errer sous les galeries de l’Odéon. Il y rencontre Ricourt et lui déclame, sans plus tarder, séance tenante, quelques tirades de Lucrèce. Ricourt, émerveillé, mène aussitôt Reynaud chez Lireux, alors directeur du second Théâtre-Français. Lireux écoute la pièce, en est ravi, la reçoit d’emblée. « Inutile de consulter ma bourriche ! » ajoute-t-il. Sa « bourriche, » c’était son comité de lecture. Mais la « bourriche, » mécontente de ce manque d’égards, se venge en