Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 155.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un brutal contact la liberté des deux contractans, ne relèvent d’aucune autre règle que de la licence du plus fort. Chaque bourgade rurale, là-bas, conserve quelques traits de son individualité, qui d’ailleurs vont s’effaçant : c’est Poggiardo qui fixe le prix des grains, et c’est Campi qui fixe le prix des vins ; cela s’appelle « donner la voix des céréales, donner la voix des vins ; » et cette voix, résonnant dans ces villages, a de l’écho dans toute la région. Car la terre d’Otrante a gardé une certaine unité économique : telle localité, pour le marché de tel produit, maintient ses traditions spéciales d’hégémonie, reconnues dans le reste du pays ; il n’y a pas de centre où se ramasse tout l’ensemble de la vie agricole et commerciale ; et cette décentralisation même, qui laisse moins de prise aux influences exotiques, garantit en quelque mesure l’autonomie de la terre d’Otrante et préserve, pour quelque temps encore, certaines parcelles de son originalité[1].

Nous observons, dans cet extrême sud, l’une des rares régions d’Italie, la seule peut-être, où la petite industrie domestique (industria casalinga) soit encore développée. Le royaume de Naples, il y a peu d’années, comptait une multitude de familles qui, dédaigneuses des offres commerciales, pourvoyaient elles-mêmes à leurs propres besoins : on tissait, dans chaque foyer, les habits nécessaires ; c’est une coutume qui s’efface aujourd’hui ; le bon marché des importations a eu raison de la routine patriarcale ; les vêtemens indigènes, laborieusement fabriqués par la mère et par la fille, passeront bientôt à l’état d’exceptions ou de reliques ; ils affubleront des mannequins dans les musées d’archéologie locale ; et l’Italie du Sud-Est s’habillera à Bologne ou à Milan. Mais la terre d’Otrante, elle, au moins au fond des campagnes, continuera quelque temps encore de se vêtir elle-même ; l’originale fierté de la mode et la jalouse indépendance du rouet domestique tiendront en respect certaines tentatives d’unification.

Ce sont les industries de luxe, jadis prospères dans plusieurs bourgades, qui, du fait de l’unité, ont couru les plus grands périls : le temps n’est plus où Nardo pouvait lutter avec Faenza par ses céramiques artistiques, avec Catanzaro par ses tissages ; les

  1. Au point de vue religieux même, certains villages de la terre d’Otrante, résistant partiellement à la poussée des influences latines, ont conservé quelques habitudes du rite oriental ; il faut lire, sur l’esprit particulariste qui distingua longtemps la terre d’Otrante en matière de liturgie, les intéressans travaux de M. Jules Gay. (Byzantinische Zeitschrift, t. IV ; et Revue d’Histoire et de Littérature religieuses, t. II.)