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Du coup, toute l’économie locale fut bouleversée. Les petits commerçans qui avaient naguère abandonné leur négoce pour la culture de la vigne récoltèrent, avec plus de vin qu’ils n’avaient espéré, une ruine que jamais ils n’avaient redoutée. Les paysans qui avaient allègrement signé les contrats d’amélioration furent hors d’état de payer leurs fermages, par suite de la mévente de leurs vins : au nom même des contrats auxquels ils avaient souscrit, ils furent expulsés de ces terres pour lesquelles ils avaient dépensé leurs sueurs et leur argent. Les institutions de crédit qui, sous la pression de la force des choses, s’étaient imposées à l’inexpérience des hommes, sombrèrent tout de suite sous les premiers assauts de la bourrasque ; la Banque d’Italie, la Banque de Naples, dont les petits cultivateurs avaient escompté l’inépuisable indulgence, durent mettre une limite à leur bonne volonté ; les banques locales s’affaissèrent, engloutissant avec elles les économies que, bien timidement, les populations des Pouilles s’étaient peu à peu décidées à leur confier. L’atroce détresse de la foule contrastait ironiquement avec l’opulence de la production viticole ; cette opulence même ne faisait qu’aggraver cette détresse ; et beaucoup d’habitans, plus à plaindre que le sauvage qui vit nu sur la terre nue, se trouvèrent nus sur une terre riche, et stérilement riche. L’infortune a d’impitoyables acharnemens ; la nature elle-même sembla vouloir achever les dégâts qu’entraînait, pour les Pouilles, la politique commerciale du royaume ; la peronospora vint endommager les vignobles ; et la mosca olearia, parasite insaisissable et invincible, fit invasion dans la province de Bari pour insulter, sans que l’homme pût opposer aucune riposte, les superbes bois d’oliviers.

Au gré de leurs tempéramens, les habitans des Pouilles se vengèrent diversement de la destinée. Un certain nombre s’en furent vivre ailleurs : en 1894, la province de Foggia perdit, par émigration, 807 habitans, et celle de Bari 1 662. D’autres, jaloux de réduire leur vie à sa plus simple expression, laissèrent là les devoirs de famille : de 1890 à 1892, 4 721 enfans furent exposés, soit aux tours, soit dans la rue ; et dans un pays où les quotiens de la nuptialité et des naissances illégitimes dénotent une certaine droiture de mœurs, un tel chiffre serait incompréhensible si l’on ne savait que les effets de la misère, ce vice social, ressemblent souvent de fort près aux effets de l’immoralité. Il y en eut qui voulurent extorquer de la justice humaine un redressement de