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Le 3 février, vers trois heures de l’après-midi, j’arrive sur les bords de ma dernière rivière, le Nam-Mé-Chane, tout près de l’endroit où elle descend dans le Mékong. Elle est fort large, très encaissée ; et j’aperçois, à grande hauteur, quelque chose que je prends de loin pour un pont. Par hasard, je suis à peu près à sec, et je répugne, avant d’arriver, à me remettre dans l’eau jusqu’à la ceinture dans un courant très rapide. On confie les chevaux aux mains des hommes, et je poursuis ma route à pied avec mon caporal et un cipaye. C’est bien un pont ; mais il n’est composé que de trois ou quatre troncs d’arbres, liés bout à bout sur une longueur d’environ 60 mètres et à 10 mètres au-dessus de la rivière cascadante. Mon écuyer de confiance, en émoi, me demande si la Mem-Saheb osera passer. Il n’y a pas à reculer : nos chevaux sont déjà de l’autre côté. Je lui fais signe d’avancer, et je le suis, en lui tenant la main. Je défends au cipaye de nous suivre, jugeant nos deux poids suffisans pour la force de la passerelle. Et, vous pouvez m’en croire, j’étais bien contente, quand je suis arrivée de l’autre côté. Peu de temps après nous commencions à distinguer de très loin, sur un monticule dominateur, le Tât, la longue flèche et la coupole de la vieille pagode de Xieng-Sen. Plus tard, la ville elle-même apparaît demi-cachée dans sa verdure, avec sa grande enceinte de terre et de hauts madriers en bois de teck, précédée d’un large fossé et de ses nombreuses portes aux entrées tournantes comme en Chine.

Xieng-Sen, dont les 75 pagodes sont en ruines, a été la capitale de tout le pays : Xieng-Tung, Louang-Prabang et Xieng-Maï ont été ses tributaires. Elle fut détruite par les Siamois, il y a environ cent vingt ans ; et ses habitans furent emmenés en captivité. Xieng-Sen compte maintenant à peu près 500 habitans, la plupart ramenés et attirés par le zèle et le dévouement d’un ancien interprète cambodgien de la mission Pavie, M. Ngin, notre agent commercial. Il m’apprend la présence, en ce lieu, du La Grandière, dont l’aimable commandant, M. Mazeran, veut être mon hôte, et je m’empresse de descendre au Mékong.

Tous les voyageurs comprendront mon bonheur de retrouver le grand fleuve français, si large, si imposant, même aux basses eaux, dans ce Xieng-Sen, à 2 400 kilomètres de la mer, et mon émotion sincère, en découvrant la canonnière surmontée du drapeau français. Nos chers marins au col bleu sont rangés le long du bord. Je leur crie de tout mon cœur : « Bonjour la Marine ! »