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comparent, ils compilent. Ils n’ont d’ailleurs pour se diriger dans la recherche de la vérité que des principes rationnels, des méthodes et des idées qu’ils n’ont pu soumettre à l’épreuve du réel. Le sens du réel, c’est ce qui leur fait le plus complètement défaut. Ni soldats, ni politiques, ni diplomates, ils ne savent rien des affaires, rien des intérêts d’une grande cité, rien du maniement des hommes. Leur histoire est froide, faute d’un sentiment profond qui la pénètre : à un Grec qui raconte l’histoire de Rome, irez-vous demander de l’écrire avec toute son âme ? Elle est stérile, car elle n’a pas l’action pour objet. Il en est de même encore de la rhétorique, de la critique, de la grammaire. Au temps où, suivant le mot de Fénelon, « tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole, » l’orateur de la place publique se formait à la parole en parlant ; depuis que les affaires ont cessé de se décider sur l’agora, c’est alors que les maîtres du bien dire ont trouvé toutes sortes de recettes infaillibles pour former leurs disciples à une éloquence qui n’a plus d’occasion de se produire. Au temps où les œuvres jaillissaient de l’imagination toute neuve, on ne songe ait guère à les cataloguer ; maintenant on les examine, on les commente, on y étudie l’agencement des pensées, les formes du langage et les secrets du rythme. Partout la théorie au lieu de la pratique, l’idée abstraite au lieu de la chose vivante, l’étude rétrospective au lieu de la création. Ce n’est pas en vain que le Musée, avec ses rayons chargés de livres, ses salles de lecture et ses chaires de professeurs, est devenu l’unique centre intellectuel. Tous les élémens de la défunte vie grecque sont désormais des curiosités de musée que rangent, qu’étiquètent et qu’époussètent des conservateurs attentifs et mornes.

Les sentimens individuels sont les seuls que l’écrivain puisse connaître, qu’il soit disposé à exalter et qui aient chance d’intéresser son public ; mais surtout le plus individuel d’entre tous : l’amour. La peinture de l’amour n’avait tenu que peu de place dans l’ancienne littérature grecque. Ce n’est rien que le lyrisme amoureux de Sapho et d’Anacréon à côté du lyrisme d’Alcée, de Simonide et de Pindare. Dans l’amour, l’antiquité n’avait guère vu que l’ardeur des sens ; et, l’amour ainsi compris ne se prêtant guère à l’analyse, elle avait surtout étudié les conséquences tragiques de l’amour et les drames dont il peut être l’occasion. Dès le temps de la littérature alexandrine, les proportions sont renversées ; l’amour envahit tous les genres, l’épopée, l’ode, l’idylle, le roman, l’épigramme ; par un exemple significatif, dans l’épopée d’Apollonius, la partie amoureuse rejette toutes les autres dans l’ombre. C’est déjà cette optique mensongère qui fait apercevoir