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les sentiers non battus ; ils y ont fait de vraies découvertes de valeurs et de vibrations ; en eux, la nature chanta des hymnes imprévus. Ils ont ajouté des strophes au grand poème de l’harmonie universelle, suivis par Millet, Daubigny, Troyon, Fromentin, et autres explorateurs de régions nouvelles. Eh bien ! qu’a fait Manet ? On l’a vu au boulevard des Italiens où une trentaine de ses toiles furent réunies en une exposition particulière. C’est là que commença une dispute qu’on eût crue sans importance et où les critiques furent beaucoup plus nombreuses que les éloges. Tous ces tableaux témoignaient d’une facilité hâtive très éloignée de la vraie fécondité. Il y avait des scènes de la rue, des toréadors, des paysages, des natures mortes, dont quelques-unes très fines ; des pochades informes, des choses plus faites, — tel cet élégant Enfant porteur d’une épée, — mises à peu près au point désirable ; oui, il y avait de tout dans ce concert de toiles, et si le peintre y révélait des bizarreries particulières, des trivialités osées, on y eût en vain cherché un accent nouveau de la nature. On y trouvait surtout des imitations extrêmement lâchées, ignorantes même, parfois plus ou moins heureuses ou informes, de Velasquez et de Goya. On a prétendu que l’Homme mort était presque une copie du premier.

Et des critiques à courte vue acceptèrent, comme des trouvailles de génie, ces vieilleries assez maladroitement exhumées. Oui, Courbet et Manet commencèrent par donner des œuvres inspirées par les vieux maîtres et c’est par une étonnante erreur qu’elles furent présentées comme des manifestations d’un art nouveau. Ils durent eux-mêmes n’en pas être dupes. Mais il fallut bien qu’ils justifiassent ce rôle de révolutionnaires qu’on leur attribuait, et ils s’élancèrent avec une impétuosité peu réfléchie dans le champ des recherches personnelles. Manet y fut-il plus heureux que Courbet ? Nous le verrons plus loin.

Je suis l’ennemi des coteries. L’isolement où j’ai vécu m’en a d’ailleurs toujours tenu à l’écart. Je ne suis donc pas suspect lorsque j’affirme que je suis partisan convaincu de la liberté dans l’art. Mais je crois aussi que le caprice seul est impuissant à rien produire de durable. La nature a des lois essentielles qu’il est absolument nécessaire de connaître et d’approfondir. L’observation de ces lois, loin de nuire à l’originalité de chacun, ne fait que la développer en intensité et lui permettre sans danger les plus grandes audaces. D’un autre côté, je crois à l’éternité de