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la même époque, s’était ouvert à lui bien plus cordialement. « Il avait dans le regard une inquiétude étrange, qui tenait peut-être à sa maladie. Son attitude était celle d’un homme qui se sent toujours mal à l’aise : un mélange de génie et de gaucherie. » Il avait dit, entre autres choses, à Robinson que, malgré sa connaissance de l’anglais, il ne lisait jamais Shakspeare qu’en allemand : « C’est que, voyez-vous, mon métier est d’écrire en allemand ; et j’ai la conviction que personne ne peut lire souvent des langues étrangères sans devenir moins apte à sentir l’originalité et la beauté de sa propre langue. »

En 1829, Robinson, passant par Weimar, fut de nouveau accueilli dans la maison de Goethe : mais cette fois en familier, un peu aussi en professeur, car le vieux poète, durant plusieurs semaines, ne cessa point de l’interroger sur la Littérature anglaise. Il était très changé : seuls les yeux gardaient un reflet de l’ancienne grandeur : mais la vigueur de sa pensée était restée intacte. Robinson lui ayant parlé d’une traduction anglaise de Faust, il s’étonna que le traducteur eût cru devoir couper le Prologue dans le Ciel. « On ne peut rien trouver à dire contre ce prologue : j’en ai emprunté l’idée au Livre de Job ! » Il ne s’apercevait pas que, à vouloir justifier ainsi son Prologue auprès du public anglais, il n’eût fait qu’en accentuer le caractère choquant.

Une autre fois, l’entretien étant tombé sur l’émancipation des catholiques en Angleterre, Goethe dit à Robinson : « Parlez donc de tout cela avec ma belle-fille ; quant à moi, ces questions religieuses ne m’intéressent pas ! » Robinson lui cita, en réponse, une phrase de Lamennais, affirmant que toute vérité vient de Dieu, et par la voie de l’Église. Gœthe tenait, à ce moment, une fleur dans la main ; un papillon volait çà et là, dans la chambre. «Sans doute, — fit le vieillard, — toute vérité vient de Dieu : mais l’Église n’a rien à y voir. Dieu nous parle par cette fleur, par ce papillon ! Seulement ces gaillards-là ne l’entendent pas ! »

Vingt-sept ans plus tard, Robinson, parvenu lui-même à l’âge de quatre-vingts ans, écrivait dans son Journal qu’un des plus grands bonheurs de sa vie était de l’avoir connu. « Il m’a dit un jour, — ajoutait-il, — qu’il n’avait jamais eu d’obligation qu’envers trois hommes : Shakspeare, Spinoza et Linné. Pour ce qui est de moi, je n’ai rencontré personne qui lui fût comparable. En regard de lui, tout ce que je me rappelle de Schiller, de Wieland, de Herder, pâlit et se rapetisse. »


T. DE WYZEWA.