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premières années de la guerre furent peut-être, de toutes, les plus affreuses. Il est possible qu’à Béziers, les ordres de Simon de Montfort aient été dépassés : mais à Minerve, à Lavaur, l’extermination avait été systématique : c’était avec « grande allégresse, » selon l’expression de l’historien officiel des croisés, qu’on dressait les potences, qu’on allumait les bûchers : ce qui était procédé d’intimidation de la part des chefs devenait œuvre pie pour la masse inconsciente des subordonnés. Or, le pays, désolé par ces deux affreuses campagnes, était précisément la terre d’élection des troubadours : les barons du Lauraguais et du Carcasses, dépouillés les premiers, Aimeri de Montréal, Peire Rogier de Mirepoix, Bertran et Olivier de Saissac, étaient pour eux des protecteurs et presque des amis personnels ; c’était dans ces châteaux mêmes de Minerve et de Cabaret, devenus le théâtre de scènes atroces, qu’ils s’étaient bercés aux molles harmonies de Raimon de Miraval, divertis aux poétiques excentricités de Peire Vidal. Ne faut-il point, pour expliquer cette singulière indifférence des poètes en face d’événemens qui les touchaient de si près, recourir à l’hypothèse d’un mot d’ordre ? Pendant deux ans, Raimon VI avait cru possible de faire la part du feu, et, en sacrifiant ses alliés naturels, de se sauver lui-même ; il s’était agenouillé à Saint-Gilles devant le légat ; il s’était laissé traîner au siège de Carcassonne. Il est naturel de se demander s’il n’avait point interdit aux troubadours, dont sa cour était le principal rendez-vous, d’exaspérer des ennemis qu’il se croyait encore intéressé à ménager. Sans insister outre mesure sur cette hypothèse, je ferai du moins remarquer qu’elle est appuyée par un fait significatif. : c’est que c’est précisément au moment où Raimon VI et son fils rentrent dans la lutte ou s’y replongent avec plus d’ardeur que les chants des troubadours retentissent, plus pressans et plus nombreux.

C’est ce qui se produit, par exemple, en 1216. La décision du Concile n’avait pas été celle que Raimon pouvait attendre. Innocent III, malgré un réel souci de la justice, avait dû ratifier l’arrêt des prélats, qui, tout en réservant les droits du jeune Raimon, prononçaient la déchéance du vieux comte et sa spoliation au profit de son plus mortel ennemi. Une telle sentence ne pouvait convenir ni à la fierté du père, ni à l’âme chevaleresque du fils. Tous deux quittèrent Rome, décidés à recommencer la lutte : ils y étaient même autorisés, si nous en croyons la Chanson de la Croisade,