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comprirent que tout était consommé, et les plaintes éclatèrent contre le comte de Provence, auquel la France devait de s’agrandir plus en un jour qu’elle ne l’avait fait en vingt ans de guerre : « Provence, dit Montanhagol[1], jouant sur une étymologie qui n’est qu’un calembour, ne mérite plus son nom (terre des preux), mais celui de Défaillance, » et, se raccrochant à l’antique espoir, il exhortait le comte Rai mon et le roi d’Angleterre à unir leurs efforts contre les Français. Un autre Toulousain, Aimeric de Péguilhan[2], plaignait les Provençaux de n’avoir pas tous suivi leur comte dans la tombe, avant d’être devenus les esclaves des Français.

Ces sentimens, assez naturels chez les sujets et les protégés de Raimon VII, n’étaient nullement partagés par la Provence. Là, tout le monde prit assez vite son parti du changement de dynastie contre lequel nous ne trouvons, chez les troubadours provençaux, que de très rares protestations : c’est avec la plus sereine philosophie qu’ils remplacèrent dans leurs tornades le nom de Raimon par celui de Charles, et demandèrent au second les faveurs dont le premier leur avait été assez chiche. Sans doute quelques résistances personnelles se produisirent ; mais elles provenaient plutôt d’intérêts lésés que d’une hostilité de principe. Bertran de Lamanon, par exemple, un des principaux officiers de l’ancien comte, se soumit après une courte résistance, dont les motifs paraissent avoir été purement intéressés[3]. On a cité souvent une belle pièce où Granet[4] trace fièrement à Charles d’Anjou ses devoirs de prince et ne lui ménage guère les reproches ; mais ce qu’il lui pardonne le moins, ce sont ses exigences en matière fiscale ; la pièce se termine du reste par une simple pantalonnade qu’on voudrait pouvoir en effacer[5]. Les anciennes villes libres, il est vrai, essayèrent bien, durant la croisade de 1248, de recouvrer leur indépendance ; mais de pareilles révoltes s’étaient produites sous le précédent comte, qui n’avait pas eu d’ennemis plus acharnés que les Marseillais.

  1. Ges per malvestat (édit. Coulet, n° 5).
  2. Ab marrimen angoissos et ab plor (dans Mahn, Gedichte, n° 557).
  3. C’est ce que se propose de démontrer M. Salverda de Grave dans une étude qu’il publiera prochainement sur ce troubadour.
  4. Comte Charte (dans Raynouard, Choix, t. IV, p. 237).
  5. Après avoir décrit, comme tant d’autres poètes, les joies de la guerre et les affreuses beautés du champ de bataille : « Tout cela me plaît, ajoute-t-il, à condition pourtant que je n’y aille pas. »