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notre époque, parmi nos monumens publics, en sculpture comme en peinture. On y voit une symétrie réglée par la géométrie et non une synthèse de passion et de vie. Puvis de Chavannes est le chef incontesté de cet art abstrait ; et il a sa raison d’être aux premiers rangs de l’école française, où tous les genres ont des représentans distingués. Ce que je n’admets pas, c’est qu’on fasse de son œuvre le modèle à proposer aux autres comme le seul art vraiment décoratif ; c’est qu’on n’admette pas que cet art comporte aussi la vraie peinture de peintre et les palpitations de la vie, ce que j’affirme au nom de Michel-Ange, de Léonard, de Rubens et d’Eugène Delacroix. Des artistes vivans le prouvent aussi. Ah ! si l’un de ces derniers le voulait et s’il ne sacrifiait pas trop à l’étrangeté et à la facilité des ébauches, au lieu d’approfondir les trouvailles !

L’art doit avant tout se mouvoir en pleine liberté, vibrer aux tressaillemens de l’âme, aux battemens du cœur, s’identifier avec les passions et les phénomènes qui l’entourent et procéder autant du sang que de la tête.

Différente aussi de l’art monumental tel que l’a compris Puvis de Chavannes, est la peinture d’histoire, qui fait revivre des héros de nerfs et de chair, et craint moins l’anachronisme des détails que l’invraisemblance et l’immobilité.

On comprend que ces formes d’art, dont le but est divers, réclament des procédés différens aussi.

Je ne suis pas de l’avis des critiques d’art qui veulent que la peinture décorative soit toujours abstraite et dépendante ; mais quoi qu’il en soit et de quelque côté qu’on la considère, la peinture de la vie doit être libre d’entraves. Elle peut se servir de toute l’étendue de ses ressources, surtout lorsqu’elle aborde les régions mystérieuses du sentiment et de la pensée. C’est une grande erreur chez certains artistes, de croire que pour exprimer le surnaturel, l’immatériel même, il faille répudier toute matière, et que le rendu de la pensée exige cette pâleur anémique, ce brouillard diffus, cette gracilité fragile dont trop souvent on croit devoir la revêtir. Tout cela n’est que la fumée des rêves incohérens où se dissolvent les fantômes nocturnes. C’est l’erreur aussi des poètes qui prétendent que les idées mystérieuses et subtiles ne se rendent que par la confusion des constructions invertébrées d’un style nébuleux. Plus la pensée est vague, plus la phrase qui l’exprime a besoin de précision grammaticale. Sans cette condition