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diverses manifestations ont été décrites et étudiées au point de vue physiologique, par de nombreux auteurs et par moi-même, dans des publications techniques ou dans des milieux spéciaux. C’est certainement à la suite d’accidens de ce genre qu’a pris naissance la légende, accréditée dans tout l’Orient, et que l’on retrouve dans maints récits populaires, d’après laquelle certains sommets ou certains territoires situés dans les montagnes seraient défendus par des génies invisibles, qui frapperaient de torpeur, de blessures impossibles à parer, et même de mort, les hommes et les animaux.

Les géans du Pamir oriental, le Mouz-Tagh-Ata (le Père des Montagnes neigeuses), haut de 8180 mètres, le Kizil-Aguine (6 600 mètres), dans le Transalaï, le Tengri-Khan (le Roi du Ciel), qui atteint 7 300 mètres, près du lac Issyk-Koul, m’ont été présentés successivement, ainsi que d’autres pics encore, comme protégés par ce privilège. Des gens qui avaient entrepris de les gravir m’ont déclaré avoir été, à un certain moment, repoussés par des ennemis invisibles et obligés de se coucher ou de rétrograder. Et tous concluaient formellement à l’existence de djinns, génies défenseurs des parties de la terre qui ne sont pas ouvertes aux hommes. Quelques-uns même prétendaient les avoir entrevus ou entendus.

Ils exprimaient ainsi d’une façon naïve, mais fort juste en somme, quoique erronée, ce que la physique nous enseigne en termes plus pédans et moins simples. Méfions-nous de la Physique. C’est l’ennemie de la Poésie. A moins que ce ne soit la même personne, travestie différemment selon les époques, et rendue méconnaissable par les mauvais tailleurs occidentaux du XIXe siècle ; ce qui est encore bien possible. Alors, j’avoue qu’elle est, à mon goût, beaucoup plus séduisante, vêtue à l’ancienne mode du Panthéisme grec, ou même à la mode moderne de l’Orient. Dans tous les cas, la formule orientale rend fort bien compte du phénomène, tout aussi bien que la nôtre. Et elle a l’avantage d’être plus claire pour les profanes.

Cet incident nous a fait perdre du temps. Quand nous atteignons la crête, il est quatre heures et la nuit tombe. Hommes et chevaux sont bien essoufflés. Je regarde le baromètre : il indique 12 600 pieds d’altitude. Ce col, dont nous ne nous sommes pas méfiés, et dont nous avons à peine tenu compte dans la prévision de notre itinéraire, est presque aussi élevé que le Terek-Davan. Mais il est loin de présenter les mêmes difficultés. Sur le versant