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la petite rivière qui sort du Karavan-Koul. Il suffit de la suivre. Le trajet n’est pas difficile, mais le sentier est raboteux, encombré de blocs de roche, et l’obscurité n’est pas une condition favorable. Nous commençons vers cinq heures à cheminer dans cette gorge, et c’est seulement à dix heures du soir que nous atteindrons l’issue méridionale, qui pourtant n’est éloignée que de 16 kilomètres.

Je prends la tête de la petite colonne, et je commence à m’acquitter une fois de plus, pendant de longues heures, de la tâche banale, familière aux voyageurs comme aux chasseurs à courre habitués aux retraites nocturnes, qui consiste à suivre, dans la nuit sans lune, au milieu des pierres, le sentier praticable, en évitant d’engager les chevaux dans des impasses.

Tout à coup, à travers cette besogne, que j’accomplis machinalement, une pensée subite traverse mon esprit. En repassant mentalement les dates des étapes, je me dis que, dans le calendrier grégorien, que j’ai perdu de vue depuis longtemps, c’est demain le 2 novembre, et que là-bas, en France, cette nuit à travers laquelle nous marchons, c’est la nuit des Morts.

Tandis qu’ici, sous le ciel clair des hauts plateaux d’Asie, la nuit est vide de légendes, ou, du moins, n’en contient que quelques-unes, d’un intérêt médiocre et dont aucune n’est angoissante, là-bas, en Europe, sous le ciel embrumé de l’Ouest, dans les brouillards issus de l’Océan Atlantique, errent les âmes des trépassés. C’est cette nuit que, dans les pays latins, et surtout dans ceux où règnent les mythes celtique ou germain, les vivans peuvent, dit-on, se mettre en communication avec les âmes ou les pensées de ceux qui ne sont plus.

Involontairement, je me retourne sur ma selle, et je lève les yeux pour saluer les absens ou ceux qui ont quitté ce monde. Et voici que là-haut, entre les deux bords noirs du ravin au fond duquel nous sommes, sur la mince bande de ciel qu’ils laissent entre eux au-dessus de nos têtes, monte, lentement, une étoile. Elle est toute seule : je n’en vois pas d’autre. Sa lueur est blanche et elle me semble, énorme. Quel message m’apporte cette clarté ? De quelle âme absente ou morte est-elle la pensée lointaine ? Je n’en sais rien, mais je ne doute pas que telle ne soit sa mission.

Et pourtant de nos jours, les hommes n’ont plus d’étoile. Dans l’antiquité, c’était plus commun. Non seulement les héros et les