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s’élargit et le paysage où nous sommes prend l’apparence d’un parc anglais. Au milieu de cette sorte de forêt, nous tombons tout à coup dans un campement d’indigènes. Cet endroit se nomme Nagra-Tchaldi (mot à mot : la place où l’on bat le tambour). L’origine de ce nom bizarre tient peut-être à ce que ce lieu, sorte de carrefour, a pu servir de point de ralliement aux armées d’invasion, dont les détachemens franchissaient simultanément la ligne de faîte de l’Alaï par tous les cols, avant de converger dans la large vallée du Kizil-Sou pour descendre vers Kachgar.

Les Kirghiz chinois que nous rencontrons là sont moins civilisés et plus amusans à observer pour nous que leurs congénères du versant occidental, déjà familiarisés avec le contact des Russes. Naïfs, curieux et quémandeurs, ils n’ont jamais vu avant moi aucun Européen, et ils s’empressent autour de nous avec l’enthousiasme de certaines peuplades nègres ou polynésiennes. Mon arrivée au milieu d’eux a beaucoup d’analogie avec celle de ces navigateurs qui, au siècle dernier, abordaient dans telle ou telle île du Pacifique. Le chef nous explique avec emphase qu’il est un personnage considérable, et il justifie cette assertion par un discours très long et très confus que j’ai beaucoup de peine à comprendre. Le sens de la traduction, enfin obtenue, est qu’il est le propre frère du chef de la plus importante des fractions de tribus qui ont pour centre le poste chinois d’Ouloug-Tchat. Je le félicite, et lui déclare gravement qu’un pareil titre remplit toutes les conditions voulues pour être apprécié par les gens civilisés de mon pays. En quoi je ne plaisante nullement, car, en France, combien de vanités locales, sur lesquelles les gens les plus éclairés et les plus qualifiés discutent à perte de vue, et dont ils font le principal mobile de leurs actes et le but de leurs ambitions, sont moins fondées que celle-là ! Mon interlocuteur ne comprend pas, mais il se tait, ce qui est le résultat que je me proposais. J’en profite, sans perdre un instant, pour lui demander de me vendre un mouton, qui m’est aussitôt apporté.

Les indigènes, vêtus de peaux et coiffés du malakhaï, bonnet de fourrure à longues oreilles et à couvre-nuque, nous entourent avec tous les signes de la plus grande joie. Ils apportent de l’orge pour les chevaux, des œufs pour nous, et le chef s’empresse de faire évacuer, à notre intention, la plus belle yourte, dont les ha-bilans se réfugient sous les tentes voisines. Au bout d’une heure, un kavardak, sorte de ragoût de mouton, où Souleyman excelle,